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du monde extérieur un sens moral, net et défini, il mêle aux saisons de l’année les saisons de la vie humaine, ou plutôt il essaie de trouver dans les premières, l’image de la jeunesse, de la maturité, de la décrépitude. Cette manière d’envisager la nature ne manque certainement pas de grandeur, et je dois reconnaître, que M, de Laprade a rencontré plus d’une fois pour la peinture de sa pensée des couleurs tantôt délicates, tantôt éclatantes, qui révèlent chez lui une connaissance profonde de son art. Cependant j’aurais aimé à le voir concentrer son attention sur un plus petit nombre d’objets. Il touche à trop de choses, et ne s’y arrête pas assez longtemps. Pour exprimer les joies et les douleurs de l’amour, il a choisi une jeune fille, qu’il baptise d’un nom biblique. Adah se prend de passion pour un bel étranger, et rêve dans ses bras un bonheur qui ne doit jamais finir. Les premières espérances de ce cœur virginal sont racontées avec une naïveté charmante Il serait difficile d’imaginer un choix d’expressions plus élégantes et plus vraies… Adah veut tout quitter pour suivre l’étranger dont le regard l’a éblouie. Elle ne redoute ni l’abandon ni le désenchantement. Près de lui, la nature entière s’éclaire et s’embellit ; loin de lui, la nature n’a plus de fraîcheur ni d’ombrages, le soleil est sans chaleur et sans éclat. Toute cette peinture de l’amour naissant est traitée avec une rare habileté. Pour parler ainsi, il faut avoir connu soi même la plus douce des passions. Quand vient l’heure du désenchantement, M. de Laprade ne se montre pas moins vrai, moins touchant. Nous assistons à la fuite des espérances qui remplissaient le cœur de la jeune fille. L’ennui, le pâle ennui s’est assis entre les deux amans. Leurs baisers n’ont plus de chaleur, leurs étreintes n’ont plus de force. Ils parlent encore de leur bonheur comme s’ils pouvaient le rappeler en le célébrant, mais leur bonheur est anéanti sans retour. Le regard de l’étranger a perdu sa splendeur, le cœur d’Adah a perdu sa confiance. Adieu pour jamais aux entretiens enivrés, aux divines extases, à l’oubli du monde entier ! Les deux amans se connaissent trop bien pour continuer ensemble un voyage dont les premières journées n’avaient pas une heure de langueur et d’abattement. La solitude et le désespoir ont pris la place du bonheur. Toutes les joies du passé se sont évanouies. En proie à l’amertume de ses souvenirs, Adah comprend trop tard que ses espérances dépassaient la réalité, qu’elle avait rêvé le ciel sur la terre, que le bonheur sans limites, l’amour sans larmes et sans regrets n’appartiennent pas aux vivans : elle se résigne et se console en Dieu, et sa résignation n’est pas moins éloquente que son désespoir.

La destinée de cette jeune fille, retracée avec tant de vérité, suffit pour concilier au poète la sympathie du lecteur. Je regrette pourtant que l’étranger qui a fait sa joie et sa douleur ne soit pas mis