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nature un sens moral, un sens divin, c’est son droit ; mais n’a-t-il pas dépassé le but dans la Symphonie des Saisons ? Mettre la pensée partout, la pensée qui émane de Dieu, n’est-ce pas porter atteinte à la dignité de la pensée ? Et pourtant M. de Laprade voulait agrandir l’homme, qu’il amoindrit.

La Symphonie du Torrent ne soulève pas les mêmes objections que la Symphonie des Saisons, quoique les choses y prennent parfois la parole. Tout l’intérêt de cette composition se résume en effet dans le dialogue du pâtre et du poète. C’est, à mon avis, une des meilleures du recueil. Les sentimens exprimés par les deux interlocuteurs sont pleins de vérité, et représentent fidèlement la vie des villes et la vie des montagnes ; mais si j’accorde aux sentimens pris en eux mêmes des éloges sans réserve, je ne saurais témoigner la même approbation aux paroles dont l’auteur s’est servi. Le poète parle sa langue, et le pâtre ne parle pas la sienne. Or, pour donner à cette composition le mouvement et la variété que le lecteur avait le droit d’attendre, il fallait évidemment prêter au pâtre et au poète deux langages différens. Que le poète peigne son ennui, son dégoût, son découragement sous des couleurs sombres, je ne m’en étonne pas, car pour lui l’art de la parole se confond avec la pensée même : il habite familièrement la région des images ; mais quand le pâtre parle de sa confiance en Dieu, de ses espérances permanentes, de la paix qui habite sa chaumière, de ses promenades joyeuses dans la rosée, de son extase en face du soleil levant, il ne peut pas, il ne doit pas employer les mêmes expressions que le poète. S’il possède comme lui tous les artifices de l’éloquence, s’il manie les tropes avec la même habileté, il excite en nous une défiance légitime. Le pâtre que nous écoutons n’est plus pour nous qu’un philosophe caché sous un vêtement rustique. Il déduit trop bien sa pensée et la révèle sous une forme trop séduisante pour que nous consentions à voir en lui le sage instruit par la solitude et la simplicité, le sage formé par le spectacle de la nature, qui n’a jamais ouvert un livre écrit de main humaine, qui n’a jamais épelé d’autre parole que celle de Dieu écrite dans la splendeur ou la tristesse des saisons, dans la joie du bien, dans le remords du mal, dans la paix ou le trouble de la conscience. Le pâtre de M. de Laprade est trop savant pour remplir son rôle. De strophe en strophe, sa pensée dépouille sa simplicité primitive ; après avoir dit ce qu’il sent, ce qu’il espère, dans une langue rude et familière, que ses compagnons peuvent comprendre, il se laisse aller aux ruses les plus délicates de l’éloquence ; il se transforme et oublie l’accent des montagnes. Il parle comme un homme instruit par les leçons de l’école. Aussi ne m’étonné-je pas que le poète ne se rende point aux premières remontrances du pâtre. L’excellence, la pureté des sentimens exprimés par son interlocuteur sont un remède impuissant à