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enferma dans des boîtes en papier, et elle se composa en peu de temps une espèce de pharmacie qui n’était pas sans valeur. Une fois convaincue que ces plantes faisaient autant de bien aux créatures humaines qu’aux animaux, elle les administra à quelques enfans malades qu’elle rencontra dans la montagne, et elle devint ainsi un petit docteur, tout empirique à la vérité, mais dont le traitement n’en avait pas moins de succès.

Occupée de la sorte, il n’est pas étonnant qu’Emina ne trouvât pas le temps long. Elle grandissait à vue d’œil, sous l’influence d’un exercice continu et quelque peu violent. Si elle fût demeurée dans l’étroite enceinte de la maison paternelle, enchaînée aux soins accablans d’un pauvre ménage, les dons naturels qu’elle avait reçus de Dieu se seraient desséchés et flétris faute d’alimens et de culture. Livrée à elle-même, soutenue par la contemplation des œuvres immortelles et divines, elle devint une petite personne fort différente des êtres qui l’entouraient ; elle acquit un peu de science, exerça son esprit et éleva son cœur à la source du beau et du vrai. Les accidens les plus communs éveillèrent en elle des pensées d’un ordre supérieur, ce qui est un des dons les plus précieux que Dieu dispense à ses élus. Un jour, par exemple, une de ses chèvres mourut. C’était un malheur domestique, et Emina ne put penser sans chagrin au dommage que cette mort allait causer à la famille ; mais elle ne s’en tint pas à ces réflexions économiques. — Cela est étrange ! se dit-elle d’un air grave en contemplant les restes de la pauvre bête. Il n’y a qu’un instant, elle me regardait comme si elle voulait me parler, et maintenant ses yeux, qui sont encore les mêmes, que j’ouvre, que je vois tels qu’ils étaient naguère, ne me disent plus rien. Est-ce là ce qui est arrivé à ma pauvre mère quand elle est morte ? Je me souviens que dans les premiers temps après sa mort, mon père disait toujours en parlant d’elle : « Que Dieu la bénisse ! » Il croyait donc qu’elle existait encore quelque part avec sa volonté et ses sentimens, car il n’aurait pas dit « Dieu la bénisse ! » d’une pierre ou de quelque chose qui ne sentirait pas ? Mon père croyait donc que Dieu pouvait lui faire du bien s’il le voulait, et certes il doit le vouloir, car elle était bonne, et la bonté sait se faire aimer. Morte ! Mourir ! comme ma mère et comme ma chèvre ! C’est une chose étrange ! Qu’est-ce qui reste et qu’est-ce qui s’en va ? Et où donc va-t-elle, cette chose qui s’en va ? Dieu le sait, puisqu’on lui recommande les morts. Je me souviens que ma mère a beaucoup souffert ici, car je l’ai souvent vue pleurer : souffre-t-elle encore ? Si Dieu aime les bons, comme cela est juste et naturel, s’il peut tout ce qu’il veut, comme cela doit être, puisqu’il a fait toutes les belles choses de ce monde, il doit se complaire à rendre heureux après la mort ceux qui ont souffert sans l’avoir mérité pendant la vie, et cela doit lui être facile.