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sion que la beauté de sa jeune épouse produisit sur lui fut tout à fait à son avantage. Malgré le badigeonnage et les mouches de papier doré, qui ne produisent pas sur les Turcs le même effet que sur nous, Emina était réellement jolie, et devait surtout le paraître à un homme blasé sur la beauté non moins réelle, mais complètement opposée d’Ansha. Hamid vit d’abord dans sa jeune femme un joli hochet, un meuble élégant, qu’il avait acheté, comme on dit, chat en poche, et la satisfaction qu’il éprouva du marché conclu tourna à la plus grande gloire d’Ansha, instigatrice de ce mariage. — Ansha a un tact extraordinaire pour les bons marchés, se dit Hamid ; décidément je ne puis mieux faire que de m’en rapporter à elle lorsqu’il s’agit de vendre ou d’acheter.

Quoique fort ignorante en choses de cœur, Emina eut comme un vague soupçon du jugement que son mari portait sur elle, et, quoique accoutumée à ne compter pour rien dans sa propre famille, ce jugement marital, confusément pressenti, lui causa une impression pénible. Les Turcs ont des manières fort douces avec leurs femmes ; mais cette douceur extrême témoigne trop qu’ils ne les considèrent que comme des enfans auprès desquels il ne faut pas apporter les soucis et les préoccupations que l’on partage avec ses semblables. Hamid complimenta sa jeune femme sur ses petites mains, sur ses pieds mignons, sur sa taille souple et gracieuse, sur son gentil sourire, et ces complimens causèrent à la pauvre Emina un malaise indéfinissable. Il ne lui dit pas un mot d’amour, il ne s’informa pas de ce qu’elle avait éprouvé en quittant sa vallée, de l’effet qu’avait produit sur elle sa nouvelle maison. Il ne lui parla ni de son père, ni de sa belle-mère, ni de son frère, ni de lui. Non, non, rien que des complimens, accompagnés d’un regard et d’un accent fort gracieux sans doute, parfaitement conformes, à coup sûr, au code de là galanterie musulmane, mais qu’Emina eût souhaité ne jamais voir ni entendre. Elle ne comprenait pas nettement d’où lui venait ce mécontentement, mais elle savait que ce regard, cet accent, et les complimens même dont ils étaient comme les préludes lui causaient une souffrance bien positive.

Plus tard, lorsqu’elle vit son mari auprès d’Ansha, et qu’elle remarqua l’air sérieux avec lequel il l’entretenait d’affaires, elle se prit à regarder d’un œil d’envie l’espèce d’affection que sa rivale inspirait à son époux. « Il ne la regarde pas avec cette expression qui me fait monter le sang au visage et courir un frisson dans la moelle des os, » se dit-elle, et en effet il y avait dans la manière d’être d’Hamid pour Ansha comme un reflet lointain, quelque chose de celle de Saed pour Emina : c’était l’expression de la confiance, de l’estime et de la déférence. La source de ces sentimens n’était pas la