Pour que tout le monde en ait, il faut en faire ou en importer davantage, et pour en importer, il faut produire ce qui doit être donné en échange ; il n’y a pas d’autre moyen. En Hongrie, en Espagne, en Russie, l’alimentation peut être meilleure, parce que la production est plus grande relativement à la population. Ce surcroît tient-il à la supériorité de la culture ? Non ; il tient uniquement à la rareté des habitans. La population de la Russie est comme densité le cinquième de celle de la France, le dixième de celle de l’Angleterre, le douzième de celle de la Belgique, et les parties les plus peuplées, comme la Pologne, tout en restant fort au-dessous du reste de l’Europe, le sont dix fois plus que le gouvernement d’Orembourg. Ce gouvernement fait partie de la plus fertile région du monde, le fameux pays de terre noire, et il ne contient que 290 habitans par mille carré ; la même étendue qui nourrit en Belgique 9,200 individus, en Angleterre 7,400, en France 3,700, en nourrit là 290. Comment s’étonner qu’ils jouissent d’une certaine aisance ? Ne faut-il pas s’étonner au contraire qu’ils ne soient pas plus riches et qu’ils ne multiplient pas davantage ? D’après M. Tegoborski, la population s’accroît en Russie de un pour cent par an. Aux États-Unis, le seul point du globe qui soit dans des conditions analogues quant à l’étendue et à la fertilité du sol disponible, l’augmentation annuelle est de quatre pour cent. D’où vient cette énorme différence ? Apparemment de ce que le développement de la population trouve plus de facilités aux États-Unis qu’en Russie. On peut dire, je le sais, que dans le gouvernement d’Orembourg l’augmentation est plus rapide que dans le reste de l’empire ; mais une supériorité encore plus marquée se retrouve dans les parties les plus fertiles et les moins peuplées des États-Unis : l’Ohio a passé en cinquante ans de 45,000 âmes à 2 millions. Or quelle est la différence fondamentale entre les États-Unis et la Russie ? Précisément le régime économique et politique dans la république américaine, la liberté individuelle avec ses rudesses, mais avec ses avantages ; dans l’empire slave, la combinaison du communisme et de la servitude avec ses douceurs, mais avec ses misères. En Europe même, quand nous comparons l’ouvrier de Sheffield au serf d’Orembourg, nous voyons combien le système occidental est plus productif. L’ouest du Yorkshire a un sol des plus stériles, il est cent fois plus peuplé que la plaine de l’Oural, et la condition même matérielle de l’ouvrier y est meilleure. Ce n’est pas qu’à Sheffield l’ouvrier soit protégé par des institutions spéciales ; non, c’est qu’il produit davantage. S’il produisait moins, il aurait moins, et ici ce n’est plus l’étendue et la fertilité du sol, c’est l’accumulation du capital qui fait la puissance de la production, elle est bien plus indéfinie.
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