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missionnaire du coin et le consolent. Ailleurs c’est le grillon du loyer qui chante toutes les joies domestiques, et ramène sous les yeux du maître désolé les heureuses soirées, les entretiens confians, le bien-être, la tranquille gaieté dont il a joui et qu’il n’a plus. Ailleurs c’est l’histoire d’un enfant malade et précoce qui se sent mourir, et qui, en s’endormant dans les bras de sa sœur, entend la chanson lointaine des vagues murmurantes qui l’ont bercé. Les objets, chez Dickens, prennent la couleur des pensées de ses personnages. Son imagination est si vive, qu’elle entraîne tout avec elle dans la voie qu’elle se choisit. Si le personnage est heureux, il faut que les pierres, les fleurs et les nuages le soient aussi ; s’il est triste, il faut que la nature pleure avec lui. Jusqu’aux vilaines maisons des rues, tout parle. Le style court à travers un essaim de visions, il s’emporte jusqu’aux plus étranges bizarreries ; il touche à l’affectation, et pourtant cette affectation est naturelle ; Dickens ne cherche pas les bizarreries, il les rencontre. Cette imagination excessive est comme une corde trop tendue : elle produit d’elle-même, et sans choc violent, des sons qu’on n’entend point ailleurs.

On va voir comment elle se monte. Prenez une boutique, n’importe laquelle, la plus rébarbative, celle d’un marchand d’instrumens de marine. Dickens voit les baromètres, les chronomètres, les compas, les télescopes, les boussoles, les lunettes, les mappemondes, les porte-voix, et le reste. Il en voit tant, il les voit si nettement, ils se pressent et se serrent, et se recouvrent si fort les uns les autres dans son cerveau qu’ils remplissent et qu’ils obstruent, il y a tant d’idées géographique ? et nautiques étalées sous les vitrines, pendues au plafond, attachées au mur, elles débordent sur lui par tant de côtés et en telle abondance, qu’il en perd le jugement. La boutique se transfigure, a dans la contagion générale, il semble qu’elle se change en je ne sais quelle machine maritime, comfortable, faite en manière de vaisseau, n’ayant plus besoin que d’une bonne mer pour être lancée et se mettre tranquillement en chemin pour n’importe quelle île déserte[1]. »

La différence entre un fou et un homme de génie n’est pas fort grande. Napoléon, qui s’y connaissait, le disait à Esquirol. La même faculté nous porte à la gloire ou nous jette dans un cabanon. C’est l’imagination visionnaire qui forge les fantômes du fou et qui crée les personnages de l’artiste, et les classifications qui servent à l’un peuvent servir à l’autre. L’imagination de Dickens ressemble à celle des monomaniaques. S’enfoncer dans une idée, s’y absorber, ne plus voir qu’elle, la répéter sous cent formes, la grossir, la porter, ainsi

  1. Dombey and son, t. Ier, p. 41.