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John Gradgrind, ou de Joseph Gradgrind (toutes personnes fictives, non existantes), mais dans la tête de Thomas Gradgrind, — non, monsieur !

« C’est dans ces termes que M. Gradgrind se présentait toujours lui-même mentalement, soit au cercle de ses relations particulières, soit au public en général. C’est dans ces termes évidemment, en substituant le mot « jeunes élèves» au mot «monsieur, » que Thomas Gradgrind présentait en ce moment Thomas Gradgrind aux petits vases rangés devant lui, lesquels devaient être si fort remplis de faits. »

Un autre défaut que donne l’habitude de commander et de lutter est l’orgueil. Il abonde dans un pays d’aristocratie, et personne n’a raillé plus durement une aristocratie que Dickens ; tous ses portraits sont des sarcasmes : c’est celui de James Harthouse, dandy dégoûté de tout, principalement de lui-même, et ayant parfaitement raison ; c’est celui de sir Frederick, pauvre sot dupé, abruti par le vin, dont l’esprit consiste à regarder fixement les gens en mangeant le bout de sa canne ; c’est celui de lord Feenix, sorte de mécanique à phrases parlementaires, détraquée, et à peine capable d’achever les périodes ridicules où il a soin de toujours tomber ; c’est celui de mistress Shewton, hideuse vieille ruinée, coquette jusqu’à la mort, demandant pour son lit d’agonie des rideaux roses, et promenant sa fille dans tous les salons de l’Angleterre pour la vendre à quelque mari vaniteux ; c’est celui de sir John Chester, scélérat de bonne compagnie, qui de peur de se compromettre refuse de sauver son fils naturel et refuse avec toutes sortes de grâces en achevant de manger son chocolat. Mais la peinture la plus complète et la plus anglaise de l’esprit aristocratique est le portrait d’un négociant de Londres, M. Dombey.

Ce n’est pas là qu’en France nous irions chercher nos types ; c’est là qu’on les trouve en Angleterre, aussi énergiques que dans les plus orgueilleux châteaux. M. Dombey, comme un noble, aime sa maison autant que lui-même. S’il dédaigne sa fille et s’il souhaite un fils, c’est pour perpétuer l’ancien nom de sa banque. Il a ses ancêtres en commerce, il veut avoir ses descendans. Ce sont des traditions qu’il soutient, et c’est une puissance qu’il continue. À cette hauteur d’opulence et avec cette étendue d’action, c’est un prince, et, comme il a la situation d’un prince, il en a les sentimens. Vous voyez là un caractère qui ne pouvait se produire que dans un pays dont le commerce embrasse le monde, où les négocians sont des potentats, où une compagnie de marchands a exploité des continens, soutenu des guerres, défait des royaumes, et fondé un empire de cent millions d’hommes. L’orgueil d’un tel homme n’est pas petit,