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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 1.djvu/73

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LA PETITE COMTESSE.

apposait son cachet sur quelques enveloppes. — Voilà ! me dit-il en me mettant ces papiers dans la main. À présent, le plus fort est fait, ajouta-t-il, et je vais dormir comme un bienheureux.

Je crus devoir lui donner encore quelques conseils techniques sur le jeu de l’arme dont il devait bientôt se servir. Il m’écouta avec distraction, puis, avançant son bras tout à coup : — Voyez mon pouls, dit-il. — Je lui obéis, et je m’assurai que son calme et son animation n’avaient rien d’affecté ni de fébrile. — Avec cela, reprit-il, on n’est tué que qnand on le veut bien. Bonsoir, cher monsieur. — Je l’embrassai et je le quittai.

Hier, à huit heures et demie, nous étions rendus, M. George, M. de Breuilly et moi, dans un chemin écarté, situé à égale distance de Malouet et de Mauterne, et qui avait été désigné pour lieu du duel. Notre adversaire arriva presque aussitôt, accompagné de MM. de Quiroy et Astley. Le caractère de l’insulte n’admettait aucune tentative de conciliation. On dut procéder immédiatement au combat.

À peine M. George s’était-il mis en garde, que nous ne pûmes douter de sa complète inexpérience au maniement de l’épée. M. de Breuilly me jeta un regard de stupeur. Toutefois, quand les lames se furent croisées, il y eut une apparence de combat et de défense : mais, dès la troisième passe, M. George tomba, la poitrine traversée.

Je me précipitai sur lui : la mort le prenait déjà. Cependant il me serra faiblement la main, sourit encore, puis m’exprima d’un dernier souffle sa dernière pensée, qui fut pour vous, monsieur : « Dites à Paul que je l’aime, que je lui défends la vengeance, que je meurs… heureux. » Il expira.

Je n’ajouterai rien, monsieur, à ce récit. Il n’a été que trop long, il m’a coûté beaucoup ; mais je vous devais ce compte fidèle et douloureux. J’ai dû croire en outre que votre amitié voudrait suivre jusqu’au dernier instant cette existence qui vous fut si chère, et à si juste titre. Maintenant vous savez tout, vous avez tout compris, même mon silence.

Il repose près d’elle. Vous viendrez sans doute, monsieur. Nous vous attendons. Nous pleurerons avec vous ces deux êtres bien-aimés, tous deux bons et charmans, foudroyés tous deux par la passion, et saisis par la mort avec une rapidité poignante au milieu des plus douces fêtes de la vie.

Octave Feuillet.