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un air sérieux et presque ému pour me dire : — Je vous ai prévenue hier que j’aurais une grande grâce à vous demander ; me permettez-vous de m’expliquer ?

— Assurément, lui répondis-je, et vous pouvez compter en tout cas sur ma bonne volonté et sur mon désir de vous obliger.

— Vous autres Européens, vous pouvez tout ce que vous voulez, — reprit mon hôte avec emphase. Et, sans écouter les protestations d’impuissance que me dictait l’esprit de vérité, il poursuivit :

— J’ai épousé, il n’y a pas encore un an, une jeune fille que j’aime de tout mon cœur et qui est très malade. Si vous parveniez à la guérir, vous me rendriez le plus heureux des hommes, et ma reconnaissance ne connaîtrait pas de bornes. J’ai dans mon étable une paire de buffles magnifiques, et…

— Laissons vos buffles dans leur étable, et dites-moi de quel mal souffre votre femme.

— C’est un mal extraordinaire. Elle ne se plaint jamais, et pour— tant elle dépérit de jour en jour. J’ai mes idées sur ce mal-là cependant.

— Et quelles sont vos idées ? Vous plairait-il de m’en faire part ?

Là-dessus Hamid-Bey, car c’était bien lui, me raconta l’aventure des Kurdes, ses blessures et leur suite, l’intervention de l’iman et la maladie d’Emina, ajoutant qu’il soupçonnait ce dernier d’avoir ensorcelé sa jeune femme. Ma première pensée fut, je l’avoue, que si l’iman n’était pas sorcier, il pouvait bien être empoisonneur. Je ne sais comment cela se fit, mais la figure de la belle dame un peu sur le retour qui m’avait reçue la veille me revint à l’esprit, et je demandai si ce formidable iman n’aurait pas dans le harem quelque secrète accointance, et si son mauvais vouloir au sujet de la jeune malade n’avait pu faire alliance avec la jalousie de quelque rivale.

Le bey parut émerveillé de ma pénétration. — Je le savais bien, s’écria-t-il, que vous autres Européens vous pouvez tout et savez tout ! Vous ne faites que d’arriver, et voilà que vous me demandez juste ce que je me demande à moi-même depuis que je connais la maladie de cette pauvre petite. Que vous répondrai-je pourtant ? Quels sont les rapports de ce diable d’iman avec chacune de mes femmes ? C’est ce que j’ignore, car sans cela ces rapports auraient cessé depuis longtemps. Quels sentimens éprouvent ces femmes les unes pour les autres ? C’est aussi fort difficile à dire. Elles ont l’air de s’aimer tendrement, mais qui sait ? Les femmes sont si rusées ! Ce qui est certain, c’est que mes soupçons sont éveillés sur l’un comme sur l’autre des sujets auxquels vous venez de faire allusion, et que s’ils viennent à se confirmer !… Il y aura ici des mécontens ! — ajouta-t-il en riant d’un air qui n’était pas gai du tout. Je vis bien