Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 1.djvu/874

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui mérite d’être consigné dans les annales du genre humain. Si la maladie ne peut être supprimée de l’histoire de l’homme individuel, elle ne peut pas l’être non plus de l’histoire des sociétés.

Dans la vie, à chaque instant se présente la maladie isolée. À celui-ci, tout à coup une douleur aiguë se fait sentir entre les côtes, la toux s’éveille et la fièvre s’allume ; à celui-là, les articulations se gonflent douloureusement ; à un troisième, le blanc de l’œil jaunit, et bientôt toute la peau offre cette même teinte, et ainsi de suite, tant et tant de formes de souffrir que les médecins ont soigneusement décrites, et pour lesquelles ils ont, suivant les cas, des remèdes puissans, faibles, incertains, inefficaces. À cela cependant ne se borne pas la pathologie : la maladie dépasse mainte fois l’individu, et, devenant, comme on dit, épidémique, elle frappe d’une même lésion des foules entières. Il éclate sur quelque point des affections qui se généralisent, et dans un cercle plus ou moins étendu la diversité des accidens disparait, l’uniformité s’établit. Enfin le cercle peut s’étendre encore davantage et embrasser de vastes régions, comme cela est pour la lèpre du moyen âge, la peste du XIVe siècle, la suette du XVe et le choléra de notre temps. Ce qui se passe dans le domaine de la vie végétative, — car toutes les affections dont je viens de parler, et celles qui s’y rattachent, appartiennent à des lésions du sang, des humeurs, des tissus, des organes, et de leurs actions et réactions, — ce qui se passe dans le domaine de la vie végétative se passe aussi dans celui de la vie intellectuelle et morale, dans celui des fonctions nerveuses. Les troubles qui y surviennent ne se présentent pas seulement sous la forme isolée, la forme épidémique y a aussi sa place ; mais, au lieu d’être des influences de nourriture, d’air, de chaud, de froid, de miasmes et d’agens délétères, manifestes ou occultes, qui dérangent l’être vivant, ce sont des influences morales, des opinions, des croyances, des craintes, qui causent la perturbation. De la sorte naissent des penchans qui s’emparent irrésistiblement d’une foule d’esprits, par exemple le besoin d’expiation et la grande épidémie des flagellans au XIVe siècle ; de là naissent les extases et les visions mystiques, par exemple l’épidémie qui a régné parmi les camisards persécutés. De même que chez l’individu les passions touchent de près aux dérangemens de la raison, si bien que parfois la distinction est difficile, de même dans la société les troubles intellectuels et moraux qui se généralisent tiennent de près aux entraînemens collectifs, aux émotions dominantes.

C’est dans les sciences, et surtout dans les sciences de la vie et de l’histoire, un procédé efficace et lumineux que de rapprocher les uns des autres les faits desquels on dispute, et qui, pris isolément.