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littérature a mieux compris cette tâche? L’Italie, l’Espagne, la France, en un mot toutes les nations romanes, lorsqu’elles ont demandé des inspirations et des conseils à l’antiquité, se sont, pour ainsi dire, arrêtées à moitié chemin; au lieu de pénétrer jusqu’à la Grèce, elles se sont contentées de la littérature latine. Et qu’est-ce que le génie des Cicéron et des Virgile ? La reproduction artificielle de tout ce qui était si jeune, si vivant, si spontané, dans ce noble monde hellénique, inauguré par les poèmes d’Homère et couronné par les expéditions d’Alexandre. L’Allemagne seule, après s’être débarrassée complétement des entraves du moyen âge, est revenue à l’inspiration grecque et en a dérobé le secret, Luther et Goethe, voilà les deux plus grands titres de gloire dont une littérature ait droit de s’enorgueillir. Luther a affranchi la conscience religieuse; Goethe est un frère légitime des poètes, des sculpteurs, des philosophes du siècle de Périclès. C’en est fait, le problème est résolu : ce travail auquel a été réduit le genre humain depuis qu’il était tombé des hauteurs sereines de la culture grecque, ce long travail, tant de fois interrompu, tant de fois recommencé sur nouveaux frais, le voilà enfin terminé! L’auteur de Faust, d’Egmont, du Tasse, d’Hermann et Dorothée, l’auteur des Élégies romaines et de Wilhelm Meister a créé un ensemble de chefs-d’œuvre qui sont pour l’Allemagne et l’Europe ce qu’ont été pour le monde antique les dieux et les héros de l’ancienne Grèce! L’esprit moderne a été affranchi du laid et du faux par les chefs-d’œuvre de l’Allemagne, comme l’esprit antique fut affranchi par la Grèce des rêveries confuses et désordonnées du vieil Orient !

Je ne fais qu’exposer, comme on voit, la pensée fondamentale de M. Gervinus; est-il vraiment nécessaire d’en signaler les erreurs? Quels que soient les services rendus au genre humain par ce grand mouvement intellectuel dont Lessing fut le promoteur et dont Goethe est la personnification la plus haute, est-il nécessaire de contester cette assimilation de l’Allemagne du XVIIIe siècle à la Grèce de Sophocle et de Platon? Cette littérature qui, malgré de si incontestables mérites, a tant de peine encore à se faire accepter en Europe, est-ce un bon moyen de la recommander aux esprits sérieux que de provoquer ainsi le sourire par ces étranges constructions historiques? Quoi! l’Italie et la France avaient besoin que l’Allemagne vînt les affranchir du joug du moyen âge ! Quoi ! avec l’Arioste et le Tasse, avec Shakspeare et Milton, avec Descartes et Pascal, Corneille et Racine, Molière et La Fontaine, Bossuet et Fénelon, Montesquieu et Rousseau, l’esprit humain était enchaîné, la figure de l’humanité moderne était laide et grimaçante, si Goethe et Schiller ne fussent venus! Que M. Gervinus revendique avec fierté les conquêtes