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la poitrine d’un air significatif, comme pour déclarer qu’il se chargeait lui-même de l’exécution.

— Oui, pour nous tromper, lui fit comprendre de la main Gavrilo. Guérassime le regarda, sourit de mépris, se frappa de rechef la poitrine, et ferma brusquement la porte.

— Que veut dire ceci? fit Gavrilo, le voilà qui s’est enfermé.

— Laissez-le donc tranquille, Gavrilo Andréitch, répliqua Stépane. Tout le monde se regarda. — Il le fera comme il l’a dit : cet homme est ainsi ; « promesse faite, chose certaine. » En cela, il ne nous ressemble pas à nous autres. Oh ! voyez-vous, ce qui est vrai est vrai.

— Oui, répétèrent-ils en chœur, cela est ainsi.

— Eh bien! c’est bon, nous verrons, reprit Gavrilo, mais en attendant, les sentinelles ne bougeront pas de leur poste. Eh! Yérochka, ajouta-t-il en s’adressant à un des domestiques, homme de frêle nature, portant une veste de nankin à la nuance criarde, lequel passait pour jardinier. Tu n’as rien à faire; prends un bâton et reste ici : quoi qu’il arrive, tu viendras m’avertir aussitôt.

Yérochka prit un bâton et s’assit sur la dernière marche de l’escalier. La foule se dispersa à l’exception d’un petit nombre de curieux, parmi lesquels force maltchik (enfans). Quant à Gavrilo, il rentra dans la maison et fit annoncer à sa maîtresse par la fidèle Lubov Lubimovna que tous ses ordres avaient été exécutés. La veuve fit un nœud à un coin de son mouchoir de poche, l’humecta d’eau de Cologne, s’en frotta les tempes, but une tasse de thé, et, toujours sous l’influence des gouttes antispasmodiques, se rendormit paisiblement.

Une heure après tout ce mouvement, la porte de la mansarde s’ouvrit, et Guérassime parut. Il avait revêtu son habit de fête; il conduisait Moumoû par une laisse. Yérochka se rangea pour le laisser passer. Les maltchik et tous ceux qui étaient dans la cour le suivirent silencieusement des yeux. Il ne se retourna point, il marchait gravement, la tête découverte; il ne mit son bonnet que dans la rue. Gavrilo envoya Yérochka sur ses pas pour l’observer. Celui-ci le vit de loin entrer dans un restaurant[1] avec son chien, et attendit qu’il en sortît.

Dans ce restaurant, Guérassime était connu ; on l’comprenait ses signes. Il demanda du stchi[2] avec du bœuf, et s’accouda sur la table. Moumoû était à ses pieds, le regardant de ses yeux intelligens et calmes. Sa robe soyeuse était propre et luisante; on voyait qu’il venait d’être lavé et peigné avec soin. On apporta le stchi.

  1. Restoratsia, maison où les gens du peuple vont surtout prendre du thé; ils y trouvent aussi à manger.
  2. Choux aigres hachés.