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j’espère que cette fois tu consentiras à t’en parer, ne fût-ce que pour me faire plaisir. Tu es toujours belle, mais ta beauté me serait bien plus agréable, si tu consentais à en prendre soin pour me plaire.

— Je n’ai aucun désir de te plaire, répondit sèchement Habibé.

— Je ne le sais que trop ; mais tu te donnes alors une peine inutile, et, quoi que tu fasses, tu me plairas toujours.

Habibé soupira.

— Seulement mon amour me cause du chagrin, tandis qu’il ne tiendrait qu’à toi qu’il me rendît heureux. Voilà tout.

Et en parlant ainsi, il défaisait un paquet qu’il avait tenu jusque-là sous son bras, et dont la cupide curiosité des autres femmes avait bien su percer les enveloppes. Il en tira d’abord deux pièces d’étoffe de Damas en soie brochée d’or et d’argent, une écharpe de cachemire des Indes aux mille couleurs, un collier de perles qui eût fait la rançon d’un roi, un bracelet en diamans et en émeraudes, enfin un nombre infini de petits objets de moindre valeur, mais d’un goût exquis, tels que mouchoirs brodés, bas de laine d’Angora, agrafes de ceinture, épingles émaillées à piquer dans les cheveux, bouts de pipe en ambre ornés de pierreries, bagues, parfums précieux, etc. Il y avait là de quoi faire pâmer d’aise toutes les filles d’Eve, à quelque communion qu’elles appartinssent ; mais Habibé faisait exception à la règle. Elle regarda toutes ces magnificences sans se dérider un seul instant, et lorsque, flatté par cet examen prolongé, Méhémed se hasarda à lui demander si elle ne trouvait pas tout cela de son goût, elle répondit froidement : — Je me demande d’où viennent ces richesses. Elles ont peut-être coûté du sang.

— Que t’importe ? s’écria le bey avec impatience. S’il y a du sang versé, ce ne peut être que le sang de quelques misérables ou le mien. Le premier ne mérite pas que tu t’en occupes ; quant au mien, tu le verrais couler peut-être avec la même indifférence… Mais laissons là ces misères. Ce n’est pas de moi que je viens te parler ; ainsi écoute avec attention. Vous vous attendez toutes à partir pour la montagne, mais la montagne ne vous verra pas cette année. Le gouvernement impérial nous défend d’y conduire nos troupeaux, et les chefs de notre nation ont décidé qu’il fallait obéir. Les Turcs pourtant s’attendent à quelque résistance de notre part, et il est possible qu’en effet une partie de la nation se montre moins docile que le reste. On me connaît à Constantinople, et l’on ne manquera pas de m’imputer les désordres qui pourraient arriver. Il faut donc que je quitte ce château, où l’on aurait trop bon marché de moi, et que je mette ma famille en lieu de sûreté. Je ne saurais vous assurer un asile qu’en cachant votre nom et les liens qui vous attachent à moi. J’ai trouvé pour chacune de vous une retraite où vous serez à l’abri de tout péril ; mais il faut vous séparer. L’un de mes amis s’offre à recevoir