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deux de mes femmes ; la troisième vivra dans la famille d’un de mes proches parens ; enfin un homme sur lequel je puis compter, quoiqu’il soit Turc, recevra les deux dernières. Les enfans suivront leur mère, et chacune de vous pourra se faire accompagner d’une ou de deux servantes. J’ai voulu t’annoncer d’abord ces nouvelles, parce que je désire prendre à ton égard les mesures que tu agréeras davantage. Choisis de ces trois asiles celui que tu préfères : mon parent habite une maison de campagne isolée, le Turc un village, et mon ami une ville… Désigne aussi celle de tes compagnes que tu préfères, et si tu désires n’en avoir aucune, dis-le-moi tout aussi franchement.

À en juger par les apparences, il risquait d’attendre longtemps, car Habibé paraissait plongée dans de profondes réflexions. Enfin elle leva sur lui ses beaux yeux, ce qui signifiait qu’elle allait parler, et Méhémed-Bey lui serra tendrement la main, ce qui signifiait aussi qu’il était prêt à l’entendre.

— Ton parent qui habite la campagne ne peut-il recevoir qu’une de nous ?

— Pas davantage, reprit le bey.

— En ce cas, je préférerais demeurer chez le Turc, pourvu que Kadja m’accompagne.

— Kadja ! répéta le bey étonné ; tu préfères la société de Kadja à celle de mes autres femmes ? Kadja te plaît ? tu l’aimes ?

— Dieu m’en préserve, seigneur ! Kadja ne me plaît pas, et je suis loin de l’aimer ; mais je désire ne pas me séparer d’elle, et je te prie de ne pas me demander pourquoi.

— Il sera fait comme tu le veux. Maintenant appelle les femmes et prépare-toi au départ. Cette nuit sera la dernière que nous passerons dans ce château, de quelque temps au moins.

Et voyant qu’Habibé se disposait à sortir, il la retint, et, baissant la voix, il lui dit encore : — Écoute-moi, Habibé, tu es une étrange fille, et je soupçonne parfois que tu as sur les choses de la vie d’autres idées que nous. Peut-être la pensée de partager avec d’autres l’affection de ton mari te répugne-t-elle, et peut-être n’as-tu pas tort, car moi aussi, depuis que je t’aime, je sens combien la vie que je mène est folle. Vivre comme si on aimait plusieurs femmes, cela peut-il être bon, quand on n’en aime aucune ? L’amour, je commence à le croire, a ses lois, qui sont les mêmes chez tous les peuples du monde. Si telle est la pensée qui t’empêche de m’aimer, avoue-le-moi franchement, dis un seul mot, et je renvoie dès aujourd’hui tes rivales. Il ne m’en coûtera rien : je les garde parce que c’est l’usage, et que je n’ai eu jusqu’ici aucun motif de ne pas m’y conformer ; mais ton désir sera toujours ma loi. Parle, et toi seule me suivras demain et partout.