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Habibé était debout devant Méhémed-Bey, qui la retenait par la main, fixant sur elle des regards passionnés. Quelque effort qu’elle fît pour cacher son trouble, elle était évidemment agitée par une sorte de lutte intérieure. Un moment elle regarda le bey avec une expression de tendresse qui semblait répondre à ses paroles ; mais la jeune femme eut bientôt réprimé cet élan, qui s’accordait si peu avec son habituelle froideur, et c’est avec le plus grand calme qu’elle répondit au bey : — Et que deviendraient ces femmes ? que deviendraient ces enfans qui sont les tiens ? Votre société a-t-elle un asile pour des existences ainsi délaissées ?

— Qu’appelles-tu un asile ? reprit Méhémed. Mes femmes iront rejoindre leurs parens si elles en ont, ou leurs amis si elles n’ont plus de parens ; leurs enfans les suivront, ou ils resteront avec nous, comme tu le voudras. Je leur donnerai de l’argent.

— Non, non, reprit vivement Habibé, cela est impossible. Il y a entre nous une barrière qu’aucune volonté humaine ne saurait abattre. Garde tes femmes, garde tes enfans : l’argent est impuissant à guérir les blessures que ton abandon leur ferait. Oui, la présence de ces femmes me repousse loin de toi, mais leur absence ne suffirait pas à nous réunir. Il y a d’autres obstacles, et ces obstacles sont invincibles.

Et sans attendre la réponse du bey, elle s’élança hors de la chambre, laissant Méhémed plus désolé que jamais.

Grande fut la stupéfaction des femmes du harem, quand on leur signifia qu’il fallait immédiatement partir pour d’autres lieux que la montagne, et non moins grandes furent la curiosité et la consternation qui suivirent le premier mouvement de surprise. — Adieu les danses champêtres, adieu les réunions bruyantes à la fontaine, où, sous prétexte de laver le linge de leurs familles, les femmes et les jeunes filles causaient gaiement ; adieu les longues veillées, les hommes dans un compartiment de la tente et les femmes dans le compartiment voisin, de sorte que les discours des uns et les rires des autres se mêlaient sans cérémonie ; adieu tous les plaisirs attendus avec tant d’impatience et embellis encore par l’attente ! En revanche quel vaste champ ouvert aux conjectures ! Méhémed-Bey avait dit seulement que, le grand-seigneur ayant défendu aux Kurdes de faire paître leurs troupeaux sur la montagne, les Kurdes obéissans demeureraient dans la plaine. Jusque-là tout allait bien, mais pourquoi ce départ précipité et cette dispersion des femmes dans des lieux différens ? Pourquoi chacune d’elles n’emmenait-elle qu’une ou deux servantes tout au plus, et surtout pourquoi cet incognito qui leur était imposé ? Aucune n’osait demander d’explications au maître redouté ; mais Kadja, dont les mouvemens du cœur ne souffraient