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ment trop fidèle livré par Kadja aux prétendus bohémiens avait évidemment compromis les jours.

Le lendemain, avant le lever du soleil, Méhémed était prêt à se remettre en route. Ce fut à peine s’il prit le temps de dire adieu à ses femmes, et presque aussitôt il sauta en selle. Un singulier incident retarda toutefois son départ. Le bey avait deux chiens dont je n’ai rien dit encore, deux dogues d’Asie-Mineure, de la race dite communément chiens de berger. Ces chiens, nommés l’un Taraouch, l’autre Beckchi, étaient d’une taille gigantesque et d’une force extraordinaire. Méhémed-Bey, au moment de lancer son cheval au galop, les avait appelés par un coup de sifflet, mais un seul répondit à cet appel ; l’autre, le plus terrible, Beckchi, refusa absolument de l’accompagner. Il s’était établi derrière la Circassienne dans l’attitude d’une surveillance menaçante, et restait insensible aux menaces comme aux coups. L’instinct lui avait-il révélé dans Kadja une ennemie de son maître ? Ce qui est certain, c’est que Méhémed dut partir, renonçant à emmener son chien et le confiant aux soins de Habibé, car, chose singulière, tout en se montrant disposé à ne pas quitter Kadja plus que son ombre, Beckchi n’acceptait ses caresses qu’en montrant les dents, et c’est à Habibé seule qu’il obéissait, comme le soir de ce même jour Kadja put le reconnaître. Habibé, ayant été en effet attirée dans le jardin par les cris de sa compagne, la trouva clouée contre le mur par le formidable dogue, qui approchait ses dents aiguës des joues blêmes de la Circassienne. Un seul cri de Habibé suffit pour calmer le terrible animal, qui vint, la tête basse, lécher les mains de sa maîtresse. — Pourquoi vous être aventurée seule dans le jardin ? demanda Habibé à Kadja. Celle-ci répondit qu’elle était descendue pour faire l’aumône à un mendiant dont elle avait entendu la voix plaintive dans la rue. — Elle a donc parlé à quelqu’un, se dit Habibé, et le dogue, pour prévenir un entretien suspect, n’aura trouvé d’autre moyen que de saisir à belles dents l’un des interlocuteurs. Les arrangemens pour le dix mars doivent être pris à l’heure qu’il est. Dieu veuille que le bey se souvienne de mes conseils et qu’il se tienne caché ce jour-là !

III.

Rien de remarquable ne se passa dans l’intervalle de temps qui s’écoula entre le départ du bey et l’époque fixée pour son retour. Le jour si impatiemment attendu par Kadja et si redouté par Habibé se leva enfin, radieux et brûlant, comme le sont les jours du printemps en Asie-Mineure. Kadja était dès l’aurore vêtue de ses plus beaux atours. Elle portait une veste de satin rose brochée en argent,