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avec laquelle elle a amené sur les champs de bataille d’Alma et d’Inkerman et en a retiré des pièces d’un calibre qu’on n’avait encore employé jusque-là que sur les remparts ou dans les batteries des vaisseaux ; mais chose singulière, tandis que le matériel de l’artillerie est si perfectionné, les armes de l’infanterie russe sont au contraire fort inférieures à celles des soldats des puissances alliées. Le fer des sabres et des baïonnettes est de qualité médiocre, le fusil de munition est lourd et peu soigné dans ses détails, les armes de précision surtout ne sauraient se comparer à nos carabines Minié, à nos fusils à tige, à la carabine Enfield des Anglais. Aussi paraît-il que si chez nous tout ce qui se montrait au-dessus de la tranchée était fort compromis, tout ce qui se laissait apercevoir chez les Russes au-dessus du rempart ou à travers les embrasures était infailliblement criblé de balles. Nous avons à cet égard le témoignage impartial des médecins allemands et américains que le gouvernement russe avait recrutés hors de l’empire. Par eux aussi, nous avons appris combien l’insuffisance du service hospitalier avait contribué à augmenter le chiffre des pertes qu’a subies l’armée de Sébastopol. À en juger par leurs récits, c’est là un des côtés les plus défectueux de l’établissement militaire de la Russie, et, malgré tout ce qu’on a tenté à l’heure du péril, il semble qu’on ait bien peu réussi à combler cette lacune.

Quels que soient pourtant les défauts que l’on puisse reprocher à l’organisation militaire de la Russie, rien n’a sans doute fait plus souffrir l’armée russe, après les coups portés par l’ennemi, que l’état de la Russie elle-même. L’année dernière, lorsque retentissaient tant d’accusations contre l’incapacité administrative de l’intendance anglaise, sir Sidney Herbert, alors secrétaire de la guerre, s’écriait douloureusement dans la chambre des communes : « Ç’a été un jeu pour nous de franchir avec nos bateaux à vapeur les trois mille milles qui séparent Portsmouth de Balaclava, mais nous avons échoué sur les six derniers milles qui séparent Balaclava des tranchées anglaises devant Sébastopol. » Or cette parole du ministre anglais, qui n’a pas trouvé de contradicteur, doit nous donner une idée de ce qu’ont eu à supporter les Russes pour s’entretenir et s’approvisionner, lorsque leurs convois et leurs troupes avaient à franchir, non pas six milles seulement, mais des centaines et des centaines de milles sous la pluie, dans la neige, à travers des pays à peine habités, ou, pis encore, à travers la steppe inculte et déserte, avec la perspective d’être assaillis par un ouragan, par un de ces chasse-neige qui ont englouti plus d’une colonne. Quelle cause d’infériorité vis-à-vis de l’ennemi, quelle blessure pour l’amour-propre national, lorsqu’on se disait qu’un bataillon qui était encore en garnison à Paris ou à Londres était, au point de vue du temps, plus près de