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seul ? Nul doute qu’il ne fût vaincu par la force d’inertie que le mal sait trouver à propos quand elle lui est nécessaire. Dans la servitude, tout fléau est inattaquable, parce qu’il peut toujours se nier, se dérober par les ténèbres. Voulez-vous descendre dans ces gouffres, ayez pour compagnon la conscience publique, et vous n’y réussirez qu’en la prenant pour témoin et pour juge. Ainsi le prince que nous supposons le meilleur et le plus fort ne fera le bien qu’à la condition d’avoir pour auxiliaire l’esprit tout entier de la nation, éveillé, excité par la révélation soudaine de ses plaies, sur lesquelles elle s’endort : c’est-à-dire qu’il faut de toute nécessité la lumière de la parole, seule capable de pénétrer dans les labyrinthes et d’éclairer les antres[1].

Quelle idée vaine de croire qu’un prince environné du silence et de la nuit pourra, en se substituant à la conscience du peuple roumain, le régénérer et le sauver ! Il faudrait pour cela une naïveté, une ignorance absolue du bien et du mal, lesquelles ne sont plus de notre temps. La régénération d’un peuple chrétien, comme celle d’un individu, n’est véritable, n’est possible que s’il y concourt lui-même, première et presque seule règle dans la restauration des sociétés. On ne rencontre plus de ces nations enfans que l’on puisse entreprendre d’élever sans qu’elles y participent. Tenez-les, je le veux bien, à la lisière, mais qu’elles sachent au moins qu’il s’agit de marcher.

Si cela est vrai d’un peuple, c’est assurément des Roumains. Sans avoir vécu, il y a longtemps que l’heure de la conscience et de la responsabilité a sonné pour eux. Tant de désastres leur ont donné l’expérience anticipée des choses humaines. Je crois même qu’ils poussent cette science jusqu’au raffinement, ayant contracté l’habitude de tout dédaigner dans la nécessité de tout subir. Ils auront donc part eux-mêmes à leur propre régénération, ils la prépareront de leurs mains ; ils ne la recevront pas machinalement comme un ukase, ou elle ne sera qu’un leurre. Assez de règlemens ont été importés chez eux des chancelleries étrangères. C’est une loi vivante qui leur manque, et celle-là, il n’y a qu’eux qui puissent se la donner. D’ailleurs, ôter à des peuples chrétiens la conscience de leurs destinées, les ramener à l’enfance, est-ce les élever ou les détruire ?

  1. Au moment où j’écrivais ces lignes, je n’espérais pas qu’elles recevraient une si éclatante et si prompte confirmation dans l’ordonnance que le prince régnant, Grégoire Ghika, vient de rendre, le 11 février, sur la liberté de la presse, seul moyen de former l’opinion publique et même d’éclairer le gouvernement.