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seulement parce que vous êtes pauvre que vous reposez au sein de notre père Abraham ; c’est parce que vous avez eu les vertus de votre état, c’est parce que vous avez été patient et résigné au lieu d’être envieux et hargneux, c’est parce que vous avez plaint le riche au lieu de le maudire, et que vous avez pardonné à sa dureté de cœur. Voilà pourquoi, Lazare, selon le beau tableau que fait saint Chrysostôme de votre mort et de celle du mauvais riche, les anges portent votre âme au ciel avec des concerts mélodieux et des cantiques d’allégresse, tandis que les démons emportent aux enfers l’âme du mauvais riche, en dépit de tous les esclaves et de tous les serviteurs qui escortent son cercueil[1]. Mais ne croyez pas qu’il n’y ait point de démons pour le mauvais pauvre comme pour le mauvais riche, et que les joies du ciel soient dues à ceux qui n’ont point eu les biens de la terre. La pauvreté et la richesse ne sont ni une vertu ni un vice, l’une qui doit toujours être récompensée, quoi qu’elle fasse, et l’autre toujours puni, quoi qu’il fasse aussi. La pauvreté et la richesse sont des professions et non des qualités.

Rousseau, dans sa Correspondance, semble prendre une sorte de malin plaisir à déconcerter ses disciples et à les décourager de l’imitation ou de la pratique de ses maximes. J’ai tort de parler ainsi : Rousseau n’a point en cela de parti pris ; il arrive seulement que, dans sa Correspondance, il ne consulte que son bon sens, tandis que dans ses livres il songe au public, dont il faut piquer la curiosité par le paradoxe. Avec ses amis, il ne songe qu’à les bien avertir, et de plus il ne laisse pas de ressentir une mauvaise humeur fort naturelle contre ceux qui discréditent ses principes en les exagérant. Ainsi, ayant lu la Nouvelle Héloïse, beaucoup de bons jeunes gens s’imaginaient qu’il n’y avait rien de plus beau que les amours de Saint-Preux et de Julie, et que c’était là ce que Rousseau avait voulu glorifier : ils faisaient de Rousseau l’apôtre de l’amour romanesque, rôle vulgaire et banal en littérature, dangereux et corrupteur dans le monde. Aussi Rousseau le répudiait-il de toutes ses forces, et il en avait le droit, car dans la Nouvelle Héloïse la doctrine de l’auteur n’est pas de glorifier la faute, mais de glorifier le repentir et la réparation. Il n’a pas pris pour son idéal la maîtresse de Saint-Preux, mais la femme de M. de Wolmar. Voyez de quel ton ironique il gourmande un de ses prétendus disciples qui l’avait pris pour confident de ses amours romanesques, croyant le trouver indulgent de ce côté. On choisit toujours pour son directeur celui qu’on croit le plus disposé à nous pardonner, et on ne se confesse dans le monde

  1. « Funus divitis antecedit lugubris turba servorom, feretrum pauperis praecedit angelorum psallentium multitudo. » (Saint Chrysostôme, sermon 121.)