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qu’à ceux qui doivent nous absoudre. M. Deleyre était un Saint-Preux qui croyait avoir trouvé une Julie, et qui l’écrivait à Rousseau. Voici la réponse de Rousseau : « Enfin donc vous vous êtes choisi une maîtresse tendre et vertueuse ! cela n’est pas étonnant, toutes les maîtresses le sont. Vous vous l’êtes choisie à Paris ! Trouver à Paris une maîtresse tendre et vertueuse, c’est n’être pas malheureux. Vous lui avez fait une promesse de mariage ! Cher Deleyre, vous avez fait une sottise, car si vous continuez d’aimer, la promesse est superflue ; si vous cessez, elle est inutile et vous peut donner de grands embarras… Vous avez signé cette promesse de votre sang ! Cela est plus que tragique ; je ne sais si le choix de l’encre dont on écrit fait quelque chose à la foi de celui qui signe. Je vois bien que l’amour rend enfans les philosophes, tout aussi bien que nous autres. Cher Deleyre, sans être votre ami, j’ai de l’amitié pour vous, et je suis alarmé de l’état où vous êtes. Ah ! de grâce, songez que l’amour n’est qu’illusion, qu’on ne voit rien tel qu’il est tant qu’on aime, et s’il vous reste une étincelle de raison, ne faites rien sans l’avis de vos parens. » Que dites-vous de cette conclusion prosaïque ? Dans les amours romanesques, les parens sont toujours les ennemis et les tyrans : Rousseau en fait les conseillers et les arbitres souverains de la conduite de son disciple. Le plus simple bourgeois ne parlerait pas autrement, et le mérite de Rousseau en cet endroit est de ne pas parler mieux.

Il avait prêché dans l’Émile une éducation fort contraire aux usages du temps, mais il craignait que ses imitateurs, sous prétexte de faire de petits Émiles, ne fissent de petits sots, qui, ayant l’inconvénient de ne point ressembler aux sots ordinaires et de ne point s’adapter à la société du temps, seraient doublement malheureux. Il avait raison. L’originalité dans la sottise est une grande cause de malheur. Il craignait surtout, voyant les gens frivoles s’emparer de son système d’éducation comme d’une mode, que tout ce qu’il y avait dans ce livre de sage et de vrai, le respect de l’enfance et de la jeunesse, le soin qu’il faut avoir de cette simplicité de cœur et d’esprit qui fait la force de l’enfant et qu’il faut bien se garder d’altérer, mais qu’il faut aider à croître et à s’affermir, que toutes ces bonnes et grandes maximes, qui ne sont pas l’enseigne de son livre, mais qui en sont le fond, ne fussent mises en oubli par ses disciples. Il ne pouvait pas leur dire : Prenez garde ! il y a dans mon livre bien des choses qui sont pour le spectacle ; attachez-vous au fond, laissez le dehors ; il leur disait : « Vous m’inspirez pour M. et Mme de Gollowkin toute l’estime dont vous êtes pénétré pour moi ; mais, flatté de l’approbation qu’ils donnent à mes maximes, je ne suis pas sans crainte que leur enfant ne soit peut-être un jour la victime de