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mes erreurs. Par bonheur je dois, sur le portrait que vous m’avez tracé, les supposer assez éclairés pour discerner le vrai et ne pratiquer que ce qui est bien. Cependant il me reste toujours une frayeur fondée sur l’extrême, difficulté d’une telle éducation : c’est qu’elle n’est bonne que dans son tout, qu’autant que l’on y persévère, et que s’ils viennent à se relâcher ou à changer de système, tout ce qu’ils auront fait jusqu’alors gâtera tout ce qu’ils voudront faire à l’avenir. Si l’on ne va jusqu’au bout, c’est un grand mal d’avoir commencé. »

Plus tard encore, en 1770, même soin à décourager ses imitateurs, en leur montrant que l’éducation d’Émile est plutôt inventée pour contredire les éducations ordinaires que pour s’y substituer, que c’est une censure du mal plutôt qu’un modèle du bien. « S’il est vrai que vous ayez adopté le plan que j’ai tâché de retracer dans l’Émile, écrit-il à un abbé qui l’avait consulté sur l’éducation, j’admire votre courage, car vous avez trop de lumières pour ne pas voir que, dans un pareil système, il faut tout ou rien, et qu’il vaudrait cent fois mieux reprendre le train des éducations ordinaires, et faire un petit talon rouge, que de suivre à demi celle-là, pour ne faire qu’un homme manqué. Ce que j’appelle le tout n’est pas de suivre servilement mes idées ; au contraire, c’est souvent de les corriger, mais de s’attacher aux principes et d’en suivre exactement les conséquences avec les modifications qu’exige nécessairement toute application particulière. »

Rousseau est un apôtre ou un chef de secte d’une espèce toute particulière. Il veut persuader le public et il dissuade les individus : singulier procédé, qui, si on l’examine de près, peut nous révéler la pensée de Rousseau. Il ne veut pas, il l’a dit cent fois, détruire la civilisation ; il veut cependant en retarder les progrès ou en empêcher les raffinemens. Il est homme de réaction plutôt que d’innovation ; il veut discréditer l’éducation molle et oisive qui était à la mode de son temps, et pour cela il prêche dans l’Émile une éducation plus forte et plus active. Il élève son disciple à la campagne, il exerce son corps autant que son intelligence, il fait travailler ses mains autant que son esprit. Voilà, comme il le dit dans sa lettre de 1770, voilà quels sont les principes ; mais il ne veut pas que tous les enfans soient élevés comme Émile, c’est-à-dire selon les mêmes formes, et qu’ils soient tous des campagnards et des menuisiers, parce qu’Émile est campagnard et menuisier : « ce sont là les conséquences qu’il faut nécessairement modifier dans les applications particulières. » On a dit qu’il y a un genre de dévotion qui anéantit le véritable esprit chrétien ; on peut dire aussi qu’il y a une manière d’imiter l’Émile qui contredit la doctrine même de l’Émile. La lettre