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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 2.djvu/720

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l’ébauche des Confessions. Dans les Confessions, Rousseau a voulu raconter sa vie et expliquer son caractère tout entier ; dans ses lettres à M. de Malesherbes, il veut bien aussi révéler son caractère, mais il y a un point surtout qu’il veut expliquer, parce que c’est sur ce point que le monde avait le plus causé et le plus médit, c’est-à-dire sa misanthropie et sa retraite à la campagne. Le XVIIIe siècle, qui était essentiellement mondain, ne comprenait guère cette rupture que Jean-Jacques Rousseau avait faite avec le monde en allant s’établir à l’Ermitage d’abord, à Montmorency ensuite, et en y passant résolument l’hiver comme l’été. Un homme de lettres vivre à la campagne au lieu de vivre dans les salons de Paris, chose étrange assurément ! De là les conjectures et les médisances. C’était misanthropie, disaient les uns, et quasi-méchanceté ; c’était pure affectation, disaient les autres, et désir de faire parler de lui. Rousseau ne veut passer ni pour un méchant ni pour un quêteur d’originalité. Il n’est rien moins qu’un misanthrope. « Il a le cœur très aimant, dit-il à M. de Malesherbes, mais un cœur qui peut se suffire à lui-même. J’aime trop les hommes pour avoir besoin de choisir parmi eux ; je les aime tous, et c’est parce que je les aime que je hais l’injustice ; c’est parce que je les aime que je les fuis ; je souffre moins de leurs maux quand je ne les vois pas. Cet intérêt pour l’espèce suffit pour nourrir mon cœur ; je n’ai pas besoin d’amis particuliers[1]. » Paroles singulières, mais que je crois sincères, et qui, outre leur sincérité, ont le mérite de nous mettre tout près de la vérité. Oui, Rousseau aime l’humanité, et il ne peut pas supporter les individus. Est-ce la faute des individus ? est-ce la sienne ? C’est la sienne et la leur. Vue de loin et prise en général, l’humanité peut être aimée sans beaucoup de peine. Quant aux individus, c’est tout différent. Ils ont toute sorte de défauts d’autant plus insupportables, que ce sont les nôtres vus dans autrui. Ils ont surtout un amour-propre qui nous irrite d’autant plus, qu’il s’irrite lui-même contre le nôtre. De là l’ordinaire incompatibilité des individus entre eux. Ceux qui aiment véritablement les hommes sont ceux qui supportent patiemment les individus. Sans cela, l’amour de l’humanité est une idée qui échauffe le cerveau ; elle n’est point une affection qui remplit la vie. Rousseau, à cause de ses propres défauts et à cause de ceux des autres, ne pouvait pas supporter le monde, c’est-à-dire le commerce des individus ; mais il aimait sans peine l’humanité, et cet amour, comme il le dit, suffisait à nourrir son cœur. « Les moindres devoirs de la vie civile me sont insupportables, dit-il dans sa première lettre ; un mot à dire, une lettre à écrire, une visite à faire, dès

  1. Lettre quatrième.