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seule et languissante cette belle et grande nature, mais d’y mêler les émotions de l’homme, afin de lui donner le genre de vie qu’elle n’a pas et qu’il faut qu’elle ait pour nous plaire longtemps :

Si vous avez en vous, vivantes et pressées,
Un monde intérieur d’images, de pensées,
De sentimens, d’amour, d’ardente passion,
Pour féconder ce monde, échangez-le sans cesse
Avec l’autre univers visible qui nous presse !
Mêlez toute votre âme à la création !

Ici encore le poète grandit ou grossit un peu trop le rôle du poète ou du spectateur ; mais le précepte est vrai. Seulement rassurons-nous, tous tant que nous sommes, hommes faibles et médiocres : on n’a pas besoin d’un monde de pensées et de passions pour animer la nature. Elle s’anime à moins de frais, et la plus simple pensée, le sentiment le plus familier, le sentiment de la famille et du bonheur domestique, ou l’idée à la fois la plus simple et la plus élevée, celle de Dieu, qui convient et se proportionne à tout le monde, aux petits comme aux grands, aux ignorans comme aux savans, suffisent pour animer la nature. Toutes les âmes, même les plus humbles, peuvent se mêler à la création, qui accepte toutes les offrandes, celle du pauvre comme celle du riche.

J’ai voulu suivre un instant l’expression de l’amour de la campagne ou de la nature, c’est-à-dire l’histoire de la poésie descriptive depuis Rousseau jusqu’à nos jours. C’est lui en effet qui inspira au XVIIIe siècle cet amour de la campagne qui fut d’abord une mode, et qui peu à peu est devenu un goût. Le XVIIIe siècle vantait la campagne et l’habitait peu. Cependant, comme la campagne a un charme qui lui est propre, comme elle a surtout le calme qui est, dans certains momens de la vie et de l’âme, le plus vif de nos besoins, ses prôneurs finirent par l’aimer, et de ce côté encore la prédication de Rousseau, appuyée cette fois de son exemple, eut une immense influence. Cet amour de la campagne a eu aussi sur Rousseau un heureux effet : il ne l’inspira pas seulement à l’Ermitage et à Montmorency pendant qu’il composait la Nouvelle Héloïse, l’Émile et le Contrat social ; il l’a soutenu pendant le reste de sa vie errante, quand il luttait contre les inquiétudes maladives de son imagination ; il lui a donné enfin les derniers momens de plaisir, je ne puis pas dire de calme, et les dernières consolations qu’il ait eus dans sa vie.


SAINT-MARC GIRARDIN.