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« Eh bien ! dit Bernadotte, qui aurez-vous à sa place ? — Bien hardi celui qui oserait répondre avec assurance, reprit l’officier ; mais une secrète prévision me dit que nous aurons de nouveau les Bourbons. — Bah ! les Bourbons ! La France ne sait pas même où ils sont à cette heure ! Ce sont des ganaches. Vous n’êtes pas de la Vendée, j’espère ? Votre accent me donne à penser que vous êtes du Languedoc. — Je suis de la Provence, monseigneur, je suis de Salon. — Ah ! un compatriote de Nostradamus ! Voyons, avez-vous lu ses prophéties ? — Assez, monseigneur, pour trembler à la pensée de notre avenir. — Que disent-elles donc ? J’avoue que je ne me les rappelle pas bien. — Elles disent que l’antique monarchie des Bourbons s’écroulera dans le sang et dans le crime. Un temps d’anarchie et de malheur suivra, mais il ne sera pas de longue durée, parce que l’épée d’un conquérant y mettra fin. Une puissance colossale s’élèvera, et de son poids cruel accablera la France et une grande partie de l’Europe avec elle. Après avoir marché de triomphe en triomphe, après avoir vu les peuples se courber devant lui, le conquérant sera finalement arrêté dans sa course terrible, et un flot redoutable de nations amoncelées le refoulera jusqu’au dedans de ses frontières. Alors des malheurs épouvantables désoleront Paris et la France entière. On nagera dans le sang. Le grand empereur tombera, et la France rappellera les Bourbons. — Mais, interrompit Bernadotte, je ne me rappelle pas avoir lu tout cela dans le livre de Nostradamus. — Vous n’avez pu lire, monseigneur, que ce qui en est imprimé ; mais moi, qui descends de Nostradamus par les femmes, j’ai vu le manuscrit même de ce savant prophète, qui est conservé dans sa famille. — Eh bien ! que dit la suite ? — Elle dit que le conquérant tout à l’heure abattu reviendra, que le monde sera de nouveau inondé de sang, et que les Bourbons seront encore une fois soumis à l’infortune. — Et ensuite ? — Ils reviendront encore, mais de continuels désordres inquiéteront leurs règnes, qui finiront par quelque grande catastrophe. »

Telle est l’anecdote que M. Bergmann raconte d’après un récit du roi Charles-Jean, et le document, conservé parmi les papiers de M. Schinkel, où est consigné ce récit, porte la date remarquable de février 1829. Bernadotte oublia-t-il les brillantes espérances dont nous parlions tout à l’heure pour ajouter une foi complète à la prophétie de Nostradamus ? N’était-il pas plutôt homme à se promettre, pour peu qu’il rencontrât bon vent, de faire mentir maître Nostradamus ? Rappelons-nous qu’en mai 1813 il écrivait à Alexandre ces singulières paroles : « Bien que je fusse convaincu qu’après la mort de Napoléon, son empire appartiendrait au plus digne, et que, restant l’allié de la France, j’y avais des droits comme les autres lieutenans