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En effet cette même Russie, qui, en mainte occasion, avait encouragé sous main l’indépendance norvégienne, comme elle avait jadis garanti les constitutions anarchiques de la Pologne et de la Suède en 1721, n’a-t-elle pas songé, à peine la Norvège réunie, à s’agrandir dans ce pays aux dépens de Bernadotte et de la Suède ? Non contente d’avoir retenu longtemps le gage stipulé, non contente d’avoir vu ce gage perdre, en passant à Bernadotte, une notable portion du prix qu’il devait avoir, la Russie n’a-t-elle pas osé porter elle-même la main sur cette chétive récompense, qu’elle devait croire méritée si amplement, et qu’elle devait respecter ?

Le 10 juin 1838, vers le soir, tout le peuple de Stockholm était réuni sur le port, attendant la venue du grand-duc héréditaire de Russie, annoncée depuis plusieurs jours. Au milieu de l’attente générale, on vit approcher une chaloupe d’où débarquèrent deux inconnus. Leur uniforme était russe ; ils se dirigèrent vers le château, dont une entrée est justement toute voisine du port. On reconnut bientôt dans la foule l’empereur de Russie lui-même, qui, suivi d’un seul aide-de-camp, et sans que sa visite eût été notifiée d’avance à personne, pas même au ministre russe, précédait de quelques minutes le grand-duc son fils, et venait à l’improviste, selon sa coutume favorite, rendre une visite à son bon voisin et ami le roi Charles-Jean. L’empereur Nicolas après ce coup de théâtre, bientôt connu de toute la ville, se rendit droit au cabinet du roi de Suède. Après quelques réceptions, le moins officielles possible, et quelques visites pendant la journée du 12, l’empereur parut le 13 au soir à un bal donné par la reine en l’honneur du grand-duc. Au milieu de la fête, comme Charles-Jean sortait des salons pour se retirer dans ses appartemens, l’empereur le suivit comme pour lui faire ses adieux, car il devait partir à deux heures du matin. Cette dernière entrevue fut plus longue que toutes les autres. Avant de la terminer, les deux souverains firent appeler le prince royal (aujourd’hui le roi Oscar) et le grand-duc héréditaire. Ils mandèrent ensuite, à la grande surprise de toute la cour inquiète, au milieu des flambeaux et des danses, la reine elle-même et la princesse royale. « J’ignore les détails de cette dernière conversation, écrit notre ministre à Stockholm, mais il faut que l’empereur ait fait un vif appel à toutes les émotions de la famille, car lorsqu’elles rentrèrent dans le salon, la reine avait la figure toute bouleversée, et la princesse royale avait évidemment beaucoup pleuré. L’empereur était parti ; le grand-duc héréditaire ne reparut pas ; la fête dut cesser ; tout le monde se retira en conjecturant… »

Nous non plus, nous ne savons pas le secret de cette entrevue et de ces larmes ; mais un des sujets du terrible entretien dut être