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avez prise, et je vous remercierai de toute la force de mon cœur.

Alexandrine pencha la tête sur sa poitrine, et réfléchit une minute.

— C’est impossible à présent, répondit-elle enfin. Je donnerais volontiers la moitié des jours qui me restent à vivre pour vous consacrer l’autre…, mais il est trop tard !

— Trop tard à vingt ans ! s’écria-t-il.

— Vous ne me comprenez pas… l’âge n’y fait rien, reprit Mlle  du Rosier avec une sourde exaltation ; n’avez-vous jamais vu de branches mortes sur un jeune arbre ?

Évariste voulut répliquer ; elle l’arrêta d’un geste.

— Non, croyez-moi, dit-elle avec force, il vous faut un cœur tendre et bon, qui vous puisse aimer entièrement comme vous le méritez, et sincèrement je n’ai pas ce cœur, ou peut-être ne l’ai-je plus ! Le mien est plein d’amertume et de fiel… Laissez-moi vivre seule.

— Vous l’aimez encore ! s’écria Évariste.

— En dehors de ma sœur et de vous, je n’aime rien, je vous jure.

Il y avait dans la voix d’Alexandrine un tel accent de franchise, que le doute était impossible, mais en même temps une telle âpreté, qu’Évariste en tressaillit. Il comprit qu’il ne fallait pas insister.

— Qu’allez-vous faire à présent ? lui dit-il.

— Je me retirerai chez Mlle  de Fougerolles.

Évariste se leva. — Eh ! malheureuse enfant ! s’écria-t-il, vous ne la connaissez donc pas ?

Alexandrine lui jeta un regard tranquille. — Vous croyez ? dit-elle ; c’est possible ;… mais je verrai et j’attendrai.

Quand il quitta Mlle  du Rosier, Évariste ne savait pas encore ce qu’il ferait ; il éprouvait l’accablement d’un homme à qui son dernier espoir vient d’échapper. Le soir, il donna l’ordre de préparer ses malles et de les porter au chemin de fer ; puis il pensa qu’un malheur pouvait arriver à sa cousine.

— Que fera-t-elle si je ne suis pas là ? se dit-il. Et il resta.

La supérieure du couvent où Louise avait été élevée demanda à la garder. La baronne n’eut garde de refuser ; elle ne se serait pas opposée non plus au départ d’Alexandrine ; mais celle-ci déclara qu’elle aimait mieux rester auprès de Mme  de Fougerolles, et demanda à sa tante la permission, le jour même, de faire porter chez elle les quelques meubles auxquels elle tenait, et tout son linge. Un refus eût excité l’indignation publique, et, dans la crainte du scandale, la baronne lui répondit qu’elle serait la bienvenue.

Mme  de Fougerolles, on le sait, habitait alternativement Paris et la province. Elle possédait entre Moulins et Nevers, aux bords de l’Allier, un château où elle passait la belle saison, et à Paris, rue de l’Université, un hôtel où l’hiver la rappelait. Cependant il arrivait le plus souvent, comme on l’a vu, qu’à l’époque où elle avait coutume