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— Eh bien ! dit-elle, je verrai Évariste et je lui parlerai.

Mais déjà elle n’était plus la même. Mlle du Rosier venait de se retrouver tout entière. Deux fois pendant la soirée, elle se rapprocha d’Évariste, se souvenant de la promesse qu’elle avait faite à Louise, et deux fois elle s’arrêta. La nuit, elle s’enferma dans sa chambre, et, profitant du sommeil de sa sœur, elle écrivit la lettre que voici :

« Dieu m’est témoin, mon cher Évariste, que je vous aime autant que je puis aimer. S’il fallait tout mon sang pour vous rendre heureux, je le verserais jusqu’à la dernière goutte ; mais vous donner ma main, c’est impossible. Vous m’en voudrez peut-être de cette franchise, mais j’ai toujours pensé qu’avec les gens qu’on estime, mieux valait être cruelle que dissimulée. Et puis vous êtes un homme, et si grande que soit la place que j’occupe dans votre existence, d’autres soins peuvent encore la remplir.

« J’ai sondé mon cœur, et, bien qu’il vous appartienne par moitié, j’ai trouvé qu’il n’était pas tel qu’il le faudrait pour assurer votre bonheur. Il est ulcéré profondément, et un cœur qui saigne n’est pas fait pour vous. N’allez pas au-delà de ma pensée, mon ami ; vous vous tromperiez, et cette erreur même vous ferait du mal. La cicatrice est faite sur la blessure que j’ai reçue, mais la trace y reste, et vous souffririez de la voir.

« Je ne suis plus celle que vous avez connue au temps de ma première jeunesse, un peu hautaine peut-être, un peu dédaigneuse et le laissant trop voir, mais avec de bons et d’honnêtes instincts, aimant le bien, peut-être par mépris du mal, — enfin l’aimant. De ce passé, il ne me reste qu’une indomptable fierté. J’ai été frappée à la fois dans les coins les plus sensibles de mon cœur, et frappée par ceux-là mêmes qui me devaient aide et protection. Le vieux notaire, que vous connaissez bien, m’a dit que c’était souvent comme cela ; je ne le savais pas alors. Que de larmes n’ai-je pas versées une nuit ! Elles sont tombées comme du plomb sur les fibres les plus intimes de mon être. J’en tressaille encore, mais je ne pleure plus.

« Je n’ai pas oublié, croyez-le, cette scène du pont, où vous m’avez parlé avec un langage dont je ne comprenais pas bien alors la droiture et la vérité. La croyance que j’avais en moi, croyance bien voisine de l’orgueil, m’a perdue. Comme la Perrette de la fable, j’avais mis toutes mes espérances, tout mon trésor dans un pot au lait !… Un matin, je me suis réveillée par terre et toute meurtrie, le cœur et les mains vides. À présent il faut que je me relève.

« Ne me demandez pas quel est mon but. Peut-être n’en sais-je rien moi-même. Dans cette solitude que je me suis choisie, je regarde et j’attends. Deux fois vous avez voulu m’en tirer : une première fois, avant que j’en eusse goûté les amertumes ; une seconde, après que cette dure épreuve eut été faite. Merci, cher et bon Évariste,