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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 2.djvu/811

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reprit le comte Orlof, la question change complètement de face. Je ne manquerai pas de répéter à sa majesté tout ce que vous venez de me dire. Quant au prince Stirbey, il n’aura eu que ce qu’il a mérité. »

Le lendemain matin, le général Niépokoëtchinski vint annoncer à la députation qu’elle serait reçue par le tsar à onze heures avant la revue et au camp même, attendu, ajouta-t-il, que le voyage de l’empereur à Wosnesensk n’ayant qu’un but purement militaire, la volonté du souverain était que tout s’y passât sur le pied de guerre, comme dans un camp. Ces explications indiquaient déjà que l’empereur semblait être revenu de sa première humeur contre le prince Ghika, et promettaient un bienveillant accueil à la députation. Celle-ci put paraître bientôt en présence du tsar, qui n’avait auprès de sa personne que le comte Orlof et deux ou trois officiers supérieurs. Le reste de la suite était demeuré à une centaine de pas en arrière. Le tsar, avec cette bienveillance pleine de grâce, qui venait quelquefois tempérer la sévère grandeur de son attitude, adressa quelques questions à l’hetman Mavrocordato un des principaux membres de la députation, sur la milice moldave qu’il commandait. Il invita ensuite les boyards députés à le suivre, et monta à cheval pour passer l’armée en revue.

Dans la soirée du jour où il avait reçu les députés moldaves, deux courriers arrivèrent de Constantinople et de Jassy au camp de Wosnesensk, et le tsar trouva sans doute dans les dépêches qu’ils apportèrent l’explication complète de la conduite du prince de Moldavie, car le lendemain matin le général Niépokoëtchinski vint annoncer aux boyards moldaves qu’ils ne devaient considérer l’audience de la veille que comme un moyen dont l’empereur avait bien voulu se servir pour les faire assister à la revue, mais qu’ils seraient reçus officiellement le jour même et invités à la table de l’empereur. La présentation eut lieu, et les boyards eurent à table des places d’honneur. Après le dîner, le général Niépokoëtchinski demanda quel était le chef de la députation, et on lui indiqua le doyen d’âge, le boyard George Ghika. Celui-ci fut conduit devant l’empereur, qui le prit à l’écart et lui parla ainsi : « Dites au prince Ghika que je suis très content de son administration honnête et sage ainsi que de ses rapports personnels avec mon cabinet, mais que je lui recommande beaucoup de surveiller la jeunesse. J’ai eu occasion de voir quelques Moldaves à Berlin, à la chapelle russe, et j’ai été fort peu édifié sur leur compte. Ils ne savent même pas faire le signe de la croix[1]. Le

  1. Il est malheureusement vrai qu’il y a fort peu de véritable piété dans les principautés comme dans la plupart des pays de religion grecque, et que la religion s’y borne à des pratiques extérieures et à des dons aux pauvres et aux établissemens religieux ; il y a la foi, mais le christianisme n’a pas pénétré dans les mœurs. Cela tient à l’ignorance et à la grossièreté du clergé, à son amour du lucre et au peu de respect qu’il inspire ; cela tient aussi à ce que la prédication est à peu près inconnue dans les pays de religion grecque. Il est également vrai que cette même indifférence religieuse chez la jeunesse fait qu’elle n’est nullement attachée à la Russie par le lieu de l’orthodoxie grecque, et de la sorte la seule cause de la puissante influence de la Russie sur les populations chrétiennes de l’Orient n’existe nullement dans les principautés en ce qui touche la jeunesse moldo-valaque. C’est là ce qui déplaisait au tsar.