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pour le poète lui-même, du moins pour ce genre d’inspiration, et il faudrait se tourner plutôt vers l’extrémité opposée de l’horizon pour voir où peut naître le premier rayon d’une poésie nouvelle.

Cette lumière morale qui élève et dirige l’intelligence en donnant un but à ses conceptions et à ses œuvres, ce sentiment invariable de la vérité que rien ne remplace, pas même la puissance de l’imagination, c’est ce qui a manqué à bien des esprits dans notre âge. Ainsi s’expliquent les déviations de tant de talens contemporains. Ils n’ont déserté ce terrain fécond de la vérité simple et juste que pour se plonger dans une atmosphère enflammée, peuplée de chimères. Ils sont allés successivement où va Mme Sand aujourd’hui. Après avoir commencé par les rêves exaltés de la fièvre, ils aboutissent à un mélange de prétention et de vulgarité. Cette dernière combinaison est le trait distinctif de ces compositions que l’auteur d’Indiana multiplie sur la scène depuis quelque temps. Mme Sand est devenue un des auteurs dramatiques les plus féconds, et il semble qu’elle s’attache au théâtre avec cette invincible obstination des passions tardives et malheureuses. En quelques mois, elle a livré à la scène Lucie, Françoise, une comédie de Shakspeare arrangée pour la représentation, Comme il vous plaira. Certes ce fut là un talent émouvant et plein de charme, qui sut donner des formes nouvelles à cet éternel poème de la passion humaine, qui reçut en naissant la faculté merveilleuse de raconter et dépeindre, qui eut l’art de tout poétiser, même les fautes et les vices. Mme Sand, tant qu’elle n’a pas voulu réformer l’humanité ou faire des romans sur l’origine du monde, a été un des plus rares conteurs de ce temps. Et cependant rien de cette grâce ancienne ne se retrouve dans les ouvrages dramatiques de l’auteur de François le Champi, ou si l’on retrouve dans les personnages que crée sa fantaisie la trace de ses idées habituelles, ces idées ont subi une métamorphose ; elles ont perdu ce qu’elles avaient de séduisant, elles apparaissent dans ce qu’elles ont de vulgaire. Il n’y a dans ces esquisses dramatiques ni la vérité idéale, ni la vérité réelle, ni l’originalité des caractères, ni le mouvement de passions sincères, ni l’action habile et rapide. Il en était ainsi de Françoise, née après Lucie, qui n’était évidemment qu’un vaudeville mal venu. Ce contraste entre une femme supérieure qui a toutes les vertus, selon l’évangile de Mme Sand, et un homme méprisable livré à tous les vices, flottant entre tous les amours ; ce contraste, qui est tout le sujet de Françoise, est sans nul doute dans l’ordre des données morales préférées par l’auteur. Malheureusement ce contraste n’a plus rien de nouveau, et il n’est point rajeuni par l’invention ; il apparaît ici dépouillé de poésie autant que de vérité. L’imagination de l’auteur a fait de ces personnages de Françoise des êtres humains qui ne vivent pas, mais qui sont verbeux et qui ne parviennent pas à intéresser à leurs aventures romanesques. En prenant corps à corps une comédie de Shakspeare, Mme Sand s’est-elle rendu compte de l’œuvre qu’elle entreprenait ? C’était l’œuvre la plus impossible, si ce n’était pas simplement un travail de combinaison scénique où l’imagination n’entre pour rien. De tous les esprits, Mme Sand était certainement le moins propre à tenter cette grande aventure. Mme Sand en effet est un talent essentiellement personnel, qui a moins d’observation que d’instinct, qui excelle à peindre des paysages qu’elle a vus,