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un livre curieux, et qui aurait aujourd’hui un singulier intérêt d’opportunité, car on y verrait la préface philosophique anticipée de trente ans, du mouvement industriel auquel nous assistons. M. Enfantin abordait ces importantes questions avec la connaissance raisonnée des grands travaux des économistes, avec une véritable aptitude à concevoir et à imaginer les combinaisons auxquelles se prêtent les phénomènes du crédit et de l’industrie, avec une intuition très vive du rôle que ces combinaisons, déjà si avancées en Angleterre, allaient jouer parmi les sociétés retardataires du continent, enfin avec un esprit de généralisation qui pouvait avoir ses entraînemens dangereux, car cet esprit est enclin à des impatiences et à des exigences logiques quelquefois incompatibles avec les faits positifs, mais qui communiquait à ses écrits un caractère spécieux et séduisant, et leur a imprimé une portée élevée. Nulle part la vertu du crédit n’a été préconisée et prophétisée avec plus de foi et de pompe que dans le Producteur. M. Enfantin y voyait une puissance morale et matérielle à la fois, par laquelle devait s’accomplir la réorganisation de nos sociétés nouvelles ; il voyait dans les associations commerciales les cadres où la production devait se coordonner et se hiérarchiser ; il voyait dans les banques de commandite et d’escompte l’organisme par lequel le capital des non-producteurs, ou, comme il les appela bientôt, des oisifs, devait se transférer et se distribuer aux producteurs, à des conditions de jour en jour plus favorables au travail et moins fructueuses pour la propriété oisive. « Le crédit, disait-il, nous paraît être le mobile des actions sociales dans l’avenir, comme la force l'était dans le passé. » Il n’est point surprenant qu’attribuant au crédit une si haute destination, l’école du Producteur élevât les : institutions de crédit au rang des premières institutions politiques. En chargeant les chefs de ces institutions de régler, les relations de la classe des producteurs qui n’ont pas de capital avec la classe des propriétaires qui ne peuvent mettre eux-mêmes leurs capitaux, en valeur, en leur donnant la mission d’emprunter aux oisifs l’instrument de travail pour le remettre aux travailleurs, la fonction, qu’elle, assignait aux directeurs de ses banques demandait, de telles garanties de lumières, de justice, de vertus morales, qu’elle devenait quelque chose de plus qu’une magistrature politique, et s’élevait à une sorte de sacerdoce. Telle fut en effet la conséquence extrême et l’écueil de ce système. Il était parti de quelques idées utiles et justes ; mais il les faussa en exagérant les attributions du crédit, en croyant la liberté insuffisante à féconder cette forme des relations industrielles et commerciales, et en rêvant pour elle des plans de centralisation et de hiérarchie qui ne pourraient se réaliser sans entraîner comme contrepoids et comme garanties une réorganisation politique et sociale.