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vivre dans le même cottage où elle avait transporté ses pénates après la vente du vieux château.

Mon père, le troisième fils de Percival Randal, avait adopté l’humble profession d’horloger. Un de mes plus lointains souvenirs me reporte au jour où il me conduisit chez ma grand’tante Grisell, dont le nom n’était jamais prononcé parmi les nôtres qu’avec un profond respect, une vénération toute privilégiée. Aussi n’arrivai-je pas sans une sorte d’émotion religieuse chez cette parente inconnue, qui représentait pour nous l’ancienne grandeur de notre famille déchue, la seule qui pût nous parler de l’ancien domaine, et faire revivre ainsi une tradition qui déjà se perdait pour nous dans les ombres du passé. Je me trouvai en face d’une vieille femme qui ne marchait plus qu’à l’aide d’une canne. Il me sembla n’avoir jamais vu taille si haute, maintien si majestueux. Sa parole était claire et nette, ses souvenirs étaient précis, car elle garda ses facultés intellectuelles jusqu’au dernier jour. Elle nous raconta plusieurs anecdotes relatives à son frère Percival, dont, justement à cette époque, nous portions le deuil. Avant que nous prissions congé d’elle, elle me fît approcher de son fauteuil et me pria de lire à haute voix le douzième chapitre de l’Écclésiaste[1]. Pendant que je lisais, sa main demeura posée sur ma tête. Ensuite elle ôta de son doigt, pour me la donner, une ancienne bague curieusement travaillée, disant que a j’étais ce qui restait de plus Randal, et que j’avais droit dès lors à la possession de ce bijou, transmis de fille aînée en fille aînée, depuis un temps immémorial. » On m’avait nommée Grisell en mémoire d’elle, et mon grand-père disait toujours en effet que mes traits lui rappelaient sa sœur.

Je ne revis jamais ma vieille grand’tante. Elle mourut quelques mois après notre visite, et fut inhumée à Thorney, dans le caveau de famille, qui ne s’est depuis rouvert pour personne. Les funérailles furent solennelles : plusieurs membres de la noblesse des environs y envoyèrent leurs carrosses, rendant ainsi hommage à la dernière descendante d’une antique race. Autour de sa bière, il se réveilla des souvenirs qui, depuis des années, dormaient ensevelis dans le silence. Et ce fut ce jour là-même, le soir, lorsque mon père revint de la triste cérémonie, que ma tante Thomasine, restée fille, et notre chronique vivante, me raconta presque tout ce que je viens d’écrire.

  1. « Jeune homme, réjouis-toi en ton jeune âge, et que l’on cœur te rende gai aux jours de ta jeunesse, et marche comme ton cœur te mène, et selon le regard de tes yeux ; mais sache que pour toutes ces choses, Dieu t’amènera en jugement… » — « Vanité des vanités, tout est vanité, etc. »