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Tous les progrès s’enchaînent, et la rénovation sociale qui créait ici tant d’intérêts nouveaux aura impliqué, remarquons-le, une compensation directe pour les intérêts déchus. Les titulaires et cessionnaires des anciens privilèges seigneuriaux sont en effet chaque jour dédommagés de l’avortement du système d’indemnité par la vente ou l’affermage en petits lots d’innombrables terres incultes qui, sous l’ancien régime, ne trouvaient pas de preneurs. L’appât a si bien réussi, que, sous ce rapport, l’ancienne noblesse est déjà plus révolutionnaire que la révolution même. Elle demande ouvertement l’aliénation des majorats, respectés par celle-ci. Un projet de loi dans ce sens ayant été dernièrement présenté, la chambre des pairs en a accepté d’emblée le principe, et, pour rendre la contre-partie complète, c’est la chambre des députés qui trouve ce projet trop hardi. Avec les paysans, le nouveau régime aura, en un mot, gagné à sa cause les seules influences rétrogrades qui fussent encore en mesure d’agir sur eux. Le miguélisme a perdu à la fois son armée et ses chefs.

Si le miguélisme était mort, et bien mort, à l’avènement de dom Pedro V, le radicalisme n’avait pas même eu la peine de naître, car il ne répondait à rien, soit dans les instincts, soit dans les besoins, soit dans les passions de la société portugaise.

L’instinct politique des masses pouvait ici d’autant moins s’emporter jusqu’aux haines de 93, qu’il n’arrivait même pas, on l’a vu, aux idées de 89. Le moderne programme de la démagogie, — le socialisme, — serait plus inintelligible encore que l’ancien pour le peuple portugais. Le droit au travail est surabondamment départi aux classes laborieuses dans un pays où un domaine exploitable, presque égal au quart de celui de la France, sollicite un nombre de bras neuf fois moindre, et où cette somme, déjà si insuffisante, de force humaine disponible est encore en partie détournée de la production proprement dite par le service des transports[1]. Il

  1. Les transports à dos d’homme, même pour les grandes distances, ne sont pas ici une exception. Le sucre, par exemple, n’arrive pas autrement dans l’intérieur du pays ; six hommes en portent ensemble un poids de 60 arrobas. Les transports à dos de mulets ou en charrettes à bœufs n’appartiennent pas à un système de locomotion beaucoup plus avancé. Nous serions en mesure de démontrer qu’à poids et à distances égaux, ils absorbent en Portugal de dix à cent fois plus de journées d’homme que n’en prendraient ceux qui sont usités en France. Le maximum de la charge d’un mulet, qui met un jour à franchir une distance de 25 à 30 kilomètres, est de 8 arrobas, moins de 120 kilogrammes. — Avec les charrettes, et sur les routes du pays, une paire de bœufs ne traîne au plus qu’un poids de 60 arrobas. La limite de poids descend même jusqu’à 40 arrobas pour les charrettes de Lisbonne, et à 15 arrobas pour celles de Porto.