Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 3.djvu/430

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rappelle Parny et Bertin. Les souvenirs d’enfance sont racontés tantôt sous une forme gracieuse, tantôt sous une forme grave, et jamais le goût n’est blessé par une note discordante. Qu’il y a loin de la Pepita des Feuillantines à la cueillette des cerises placée sous le patronage de Virgile ! Ce rapprochement suffit pour marquer à quel point l’auteur des Contemplations s’est trompé en disant à cinquante-quatre ans ce qu’il n’avait pas dit à trente ans. En pleine virilité, il voyait dans l’amour la source du bonheur domestique ; il ne le séparait pas des joies, des douleurs et des devoirs de la famille. Je conçois très bien que le poète prenne pour sujet de ses compositions la passion libre, indépendante, affranchie de tout frein : en dehors de la famille, il y a des émotions, des angoisses, des extases dont l’imagination peut tirer parti ; mais parler d’amour comme l’amant d’Éléonore, c’est tourner le dos à la poésie. Comment l’auteur des Contemplations est-il arrivé à mériter un tel reproche ? comment a-t-il pu croire que des vers bien faits, des rimes habilement assorties dissimuleraient le caractère de ses souvenirs, et obtiendraient grâce pour la sensualité de ses pensées ? Si les amis qui le visitent ont négligé de lui dire la vérité, ils ont manqué au premier devoir de l’amitié, à la franchise. Les périodes les plus harmonieuses, les images les plus éclatantes ne réussiront jamais à faire d’une robe relevée, d’un corset entr’ouvert une chose poétique dans le sens le plus élevé du mot. Désirer sans aimer est un accident vulgaire, et cet accident ne relève pas de la poésie. Dès que le cœur n’est pas associé au trouble des sens, l’imagination doit renoncer à retracer un tel souvenir, ou si elle tente la peinture d’un tel épisode, il faut qu’elle prenne résolument les couleurs de Tibulle, de Properce et de Catulle, qu’elle se soumette aux conditions acceptées par la muse païenne, qu’elle peigne hardiment l’amour sensuel, et n’essaie pas de donner le change. Cinthie, Lesbie et Délie ne peuvent inspirer une passion profonde ; mais elles séduisent tous les yeux par leur jeunesse, par leur beauté. Si elles n’éveillent aucun sentiment dans le cœur, elles enflamment les sens, et leurs amans trouvent pour les célébrer des paroles ardentes. La cueillette des cerises racontée par l’auteur des Contemplations n’a rien de commun avec les élégies brûlantes de Tibulle et de Properce. C’est le désir moins l’ardeur ; aussi le poète ne réussit pas à émouvoir.

J’aurais passé sous silence les objections que je viens de présenter, si toutes les fautes d’un esprit éminent ne devaient être signalées. N’oublions pas que M. Victor Hugo est chef d’école. Quand il se trompe, ses disciples empressés ne manquent jamais de doubler, de tripler l’erreur qu’il a commise. C’en est assez pour justifier la vigilance et la sévérité des esprits moins dociles qui voient en lui un