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me demandait-il un jour très sérieusement, dites-moi pourquoi j’entends sa voix… pourquoi il me semble quelle est au piano et va chanter !…

J’admirai aussi l’étrange métamorphose que subissait peu à peu dans son imagination l’être regretté. D’une jeune femme assez imparfaite après tout, capricieuse en ses volontés, médiocrement raisonnable, et qui l’avait parfois blessé dans ses idées les plus arrêtées, il ne parlait plus que comme d’un être angélique et sans défaut, beauté sans tache au dedans comme au dehors. Admirable privilège du trépas ! le mal s’efface, et nos regrets épurent l’objet dont ils se font une idole.

Pierce — on donna ce nom à l’enfant de Laura — grandit sous les yeux de son père, et fut élevé dans le culte de la mémoire maternelle. C’était un brave et généreux enfant. — Un vrai Randal ! disait la tante Thomasine… Jamais un mensonge, jamais une couardise… adoré de tous, bêtes et gens… Le proverbe dit qu’il faut trois générations pour faire un gentilhomme… Voyez celui-ci !… Son grand-père était un ouvrier, son père un négociant, et il porte ses parchemins écrits sur son front. — Il y avait du vrai dans ce panégyrique de la vieille tante. Seulement nous ne pouvions nous entendre sur le sens du mot gentilhomme, car mon frère m’avait toujours semblé tel, et je ne trouvais nullement merveilleux qu’un pareil père eût un pareil fils.


VII

L’histoire des quatorze années qui suivirent peut se résumer, en ce qui me touche, par ces trois mots : Je suis seule !

Harley m’a quittée… il m’attend là-haut. Frank s’est séparé de moi en se mariant. Ruth Langley, dont j’avais fait ma fille, devenue la femme d’un missionnaire envoyé dans l’Inde, achèvera sans doute ses jours sous ce ciel meurtrier. Les circuits de ma vie m’ont ramenée à côté de mon frère, et nous continuons ensemble notre voyage attristé. Nous habitons Thorney, où Hugh, depuis trois années retiré du commerce, applique ses idées de perfectionnement agricole et travaille à répandre le bien-être parmi ses nombreux tenanciers. Ce nouveau genre de vie lui a coûté d’abord quelques regrets. Il était dépaysé, hors de son élément. Le tumulte des grandes affaires et leur incessante exigence manquaient à son énergie, à son activité. Maintenant il s’est aguerri, ou, pour mieux dire, apaisé. De temps en temps nous retournons ensemble la tête vers le chemin parcouru. Nous le voyons, comme la voie antique, bordé de tombeaux, et nous évoquons les fantômes chéris qui les habitent. Il est surtout des soirées de Noël où, nous rappelant les joyeuses réunions d’autrefois,