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les marines de la terre, et alors l’empire californien aura sa grandeur ; mais cette grandeur a besoin d’être créée. Constantinople au contraire pouvait devenir une ville russe ; il y avait de la grandeur à empêcher un tel événement, et cette grandeur est immédiate. Telle est en effet la situation qu’une longue histoire crée aux peuples ; ils ont à se décider immédiatement sur de grands intérêts. La situation des États-Unis est tout autre. Là, les grands intérêts ne s’élèvent pas au-dessus des établissemens de chemins de fer ou des questions de tarifs ; la grande question de l’esclavage à peine elle-même à sortir de l’ordre économique et à devenir une question morale. Certes les élémens d’avenir abondent en Amérique, mais ces élémens ont besoin de s’assembler, de se grouper, de se combattre, de se solidifier en institutions, de devenir chair et sang, mœurs vivantes ; alors la politique américaine aura acquis ce qui lui manque, et elle en connaîtra le prix ? En attendant, que les États-Unis se contentent d’être riches et tranquilles, et qu’ils se redisent, en manière de consolation, l’axiome de Montesquieu : « Heureux les peuples qui n’ont pas d’histoire ! » Pour le quart d’heure, toute l’histoire des États-Unis consiste en un travail de fermentation qui est visible et dans une dissémination d’élémens qui se cherchent sans se rejoindre, se combattent sans s’atteindre, et s’appellent sans pouvoir s’entendre : spectacle curieux pour le philosophe ou le rêveur, mais qui échappe et doit échapper au journaliste.

Ce travail de fermentation en effet échappe à celui qui est lui-même plongé dans un tel milieu. Le journal des États-Unis ne reproduit pas ce qu’il y a de véritablement curieux dans la vie américaine : il reproduit pour ainsi dire ce qu’il y a de monotone dans cette société ; il ignore les nuances et les délicats mouvemens de la vie. Nous ouvrons une de ces immenses feuilles, et nous y lisons un compte-rendu d’une séance du congrès : le directeur du journal a un correspondant à Washington, et cela est fort bien ; cependant nous aurions bien désiré qu’il eût plusieurs sténographes chargés de suivre les camp meetings et de nous décrire ces scènes singulières. De loin en loin, nous voyons apparaître quelque discours d’un ministre unitaire de Boston ou une lecture d’un transcendentaliste de Concord ; mais nous voudrions bien savoir les mœurs, les habitudes de ce groupe subtil, et entendre les conversations qui se tiennent dans ces conclaves de mystiques lettrés. Parfois un crime dû à la superstition vient éveiller notre intérêt, mais nous n’en démêlons pas très bien les causes. Peut-être les comprendrions-nous mieux, si nous étions introduits dans un ménage de millénaires, ou si nous assistions à quelque séance de magnétisme animal dans une ferme de village yankee. Le paquebot arrive de San-Francisco, apportant tant de passagers