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En sortant de l’université, je m’arrêtai quelques instans devant la boutique du libraire chez lequel les étudians se procurent des livres pour occuper leurs loisirs. C’étaient des nouveautés assez frivoles, des romans d’un choix contestable, des nouvelles d’un goût douteux. Cette vue me rappela une critique assez ingénieuse d’un écrivain hollandais, d’Aren Fokke Simonsz, qui vivait dans le dernier siècle. « Il avait commencé par vendre des livres et il avait fini par en faire. » L’auteur est censé se promener dans la ville d’Amsterdam. Il cherche une boutique qu’il a vue annoncée le matin dans les journaux, et qui porte inscrit sur une enseigne : Magasin de poésie et de versification de monsieur Phœbus Apollo de Delos. Il tire la sonnette : à ce bruit, une vieille servante l’introduit dans l’arrière-boutique, où il trouve un vieil homme occupé à écrire ses comptes. La servante (qui est une des muses) l’avertit alors qu’il est en présence du dieu. Ce dieu, le bon Aren Fokke Simonsz l’aborde en ces termes :

Κλϋτέ μευ άργυρότοζός Χρύσην άμφιξέηχς.

Des larmes viennent aux yeux du vieillard en entendant ces paroles ; mais il ne peut s’empêcher de sourire en même temps, ce qui donne à tous ses traits une si singulière expression, que Simonsz aurait éclaté de rire s’il avait osé. « O mon cher monsieur, dit-il enfin, qui êtes-vous ? Voilà un langage que je n’ai pas entendu depuis longtemps. Cela me rappelle mon vieil ami aveugle, mon pauvre Homère. J’en suis vraiment touché ; mais je ne puis m’empêcher de sourire du contraste avec ma situation actuelle. Est-ce que j’ai encore l’air d’un puissant dieu ? Non, non ; je puis maintenant m’écrier avec Virgile, de glorieuse mémoire : Fuit Ilium. »

Après s’être montré tant soit peu laudator temporis acti, le dieu propose à son visiteur de lui montrer dans son magasin les livres qu’il loue au jour ou au mois, qu’il vend ou qu’il échange, selon le bon plaisir de la pratique. Avant de parcourir ces magasins, qui sont remplis de toutes les nouveautés, c’est-à-dire de toutes les extravagances et de tous les lieux communs du jour systématiquement rangés avec pompe, le visiteur s’enquiert de la santé des neuf sœurs, auxquelles il désire présenter son respect.

« Les muses, lui répond le dieu, sont, comme vous pouvez vous y attendre, vieilles et faibles. Elles se fondent sous l’âge comme la neige au soleil. La vie qu’elles mènent n’est pas des plus heureuses ; elles passent leur temps à se déchirer.

« — Mais Thalia ils-je observer, était autrefois de bonne humeur. J’espère qu’elle est toujours la même ?

« — Oh ! ne me parlez pas de Thalia ; elle est la pire et la plus chagrine de la maison. Elle est devenue si morose, qu’elle me ferait mourir, si la chose