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hardi pour aborder de trop près une monstrueuse baleine, qui le salua d’un coup de queue si violent, que le pauvre diable fut quelques minutes avant de retrouver la respiration. Les hommes d’une autre division, pour montrer aussi leur valeur, harcelèrent à leur tour l’animal, qui renversa leur chaloupe. Tous se sauvèrent difficilement à la nage et en cachant leur tête sous l’eau. Le froid était intense ; l’équipage les recueillit tout tremblans. Leurs cheveux étaient collés, et ils avaient pour ainsi dire autour de la tête, un casque de glace. Le plus grand danger en pareil cas, c’est le sommeil, un sommeil frère de la mort. Nous fûmes obligés de les garder et de les tenir éveillés malgré eux. Plus tard, nous leur permîmes de dormir une heure ; mais au bout de cette heure nous les tirâmes, non sans grand’peine, de leur engourdissement. Sans ces précautions, les hommes qui ont été longtemps exposés au froid ne se réveilleraient plus.

La force de la baleine est dans sa queue, et c’est par là qu’elle se défend ; mais de tous les accidens causés par cet animal formidable, il n’en est pas de plus extraordinaire que celui arrivé jadis à un harponneur néerlandais. Une baleine blessée avait disparu en plongeant. Jacques Vienkes (c’était le nom de cet ancien aventurier) se préparait à lui asséner un second coup, lorsque l’animal, en remontant à la surface, heurta de sa tête la chaloupe où était son ennemi et la fit voler en éclats. Vienkes sauta en l’air avec les débris du bateau et retomba sur le dos du monstre. Cet intrépide marin, qui n’avait point abandonné son harpon, enfonça l’arme dans le corps de la baleine sur laquelle il se tenait. Au moyen de ce harpon et de la corde qu’il conservait toujours dans sa main, il se cramponna fortement sur le dos glissant de sa formidable monture. Malgré sa situation critique, mal gré une blessure qu’il avait reçue à la jambe dans sa chute, il ne perdit point la tête et appelait les autres pêcheurs à son secours. Les chaloupes essayèrent à plusieurs reprises de s’approcher de la baleine ; mais leurs efforts furent inutiles. Le capitaine Cornélius Gérard Ouwekaas, ne voyant pas d’autre moyen de sauver ce hardi camarade, lui cria de couper la corde qui l’embarrassait. Vienkes ne put suivre ce conseil : son couteau était dans la poche de son caleçon, et, à peine capable de se soutenir, il ne pouvait disposer de ses mains. Cependant la baleine continuait d’avancer à la surface de l’eau avec une grande vitesse. Heureusement elle ne plongea point. Les marins commençaient à désespérer de la vie de leur camarade, lorsque le harpon sur lequel Vienkes s’appuyait se dégagea lui-même du corps de la baleine. Cet homme résolu profita de la circonstance pour se jeter à la mer, et, luttant contre les vagues, il regagna les chaloupes qui n’avaient pu le secourir. On le recueillit au moment où ses forces étaient épuisées. La vue du danger qu’avait couru un