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vite. » Là-dessus il fit venir le cheval. Je le vis arriver, plein de feu, tenu à grand’peine par quatre dragons, et les jetant de côté et d’autre, quoiqu’il eût les jambes liées. Je reconnus bien vite que c’était un mustang (cheval sauvage pris dans les prairies) : j’étais à peu près sûr de me casser les reins avec un animal pareil, et cette perspective très prochaine me fit battre le cœur ; mais, ne voulant pas que les Américains se moquassent d’un Français et d’un prêtre catholique, je me raffermis, et me disposai à sauter en selle. « Êtes-vous sérieusement décidé à monter ce cheval ? me demanda l’officier, qui commençait à sentir des remords. Sachez qu’il n’a encore été monté que trois fois, et qu’il y a deux jours il a manqué me casser une jambe. — Capitaine, répondis-je fièrement, faites tenir votre mustang jusqu’à ce que je l’aie enfourché, puis vous le lâcherez. » Je pris la crinière d’une main, la selle de l’autre, et tâchai de placer le pied dans l’étrier, mais tous mes efforts et toutes mes ruses furent inutiles ; le cheval faisait des écarts et des bonds à dérouter les dragons. Je me reculai, pris mon élan, sautai d’un seul coup sur son dos, mis vivement les pieds dans les étriers, et, saisissant les rênes de mes deux mains, donnai l’ordre de desserrer les courroies qui attachaient les jambes. L’animal partit, descendit la colline, traversa la rivière en un clin d’œil ; je ne pouvais que diriger sa course effrénée ; il m’emportait si vite que j’en avais des éblouissemens. À chaque arbre brûlé, à chaque plante de forme un peu singulière, il sautait de côté si brusquement, que je faillis souvent être désarçonné et rouler dans la poussière. Je tins bon, grâce à Dieu ; après une heure de cette course furieuse, mon mustang commença à se fatiguer, et je pus maîtriser son allure. Arrivé à Vandenberg, je ne voulus ni m’arrêter ni manger malgré ma fatigue et ma faim. Je me contentai d’avaler un bol de lait, et je repartis. Quelques peaux de panthère qu’on avait étendues pour les faire sécher effrayèrent mon cheval ; il se jeta par une porte ouverte dans un enclos où ruminaient paisiblement des taureaux. Les taureaux se lèvent et poussent des beuglemens effroyables ; le cheval ahuri saute d’un bond prodigieux par-dessus la clôture ; je me maintiens je ne sais comment, et nous voilà encore fendant l’air plus furieusement que jamais. Enfin mon cheval, effrayé par un serpent à sonnettes, se cassa ou se démit un pied en se jetant contre un tronc d’arbre. Il se mit au pas en boitant. Quoique épuisé, je descendis pour le soulager, et, le tenant par la bride, fis à pied les douze milles qui me séparaient encore de Castroville. Malgré ce retard, j’arrivai avant la nuit, tant les émotions de mon cheval m’avaient donné de l’avance ; je remis le pauvre infirme au shérif, qui devait le renvoyer, et j’allai me coucher. J’avais fait en cette journée, sous un soleil brûlant, soixante-huit milles au