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dramatique des temps modernes, de l’auteur d’Otello, qui a pu s’inspirer à la fois de Dante et de Shakspeare…, et on aura presqu’une vision della citta dolente, de l’empire ténébreux, telle que nous l’a laissée le vates du christianisme : tant il est vrai que les intuitions de la poésie sont les sources fécondes des grandes réalités de l’histoire, cette Arachné laborieuse qui tisse incessamment le rêve divin !

Depuis quelque temps, la fille du sénateur, ne sachant où trouver le repos, qui la fuyait partout, allait assez volontiers à l’église. J’ai déjà dit que les sentimens religieux de Beata n’avaient jamais eu rien d’excessif ni de très arrêté dans leur objet. Les croyances de la jeune patricienne, née au déclin d’une société qui n’avait de culte fervent que pour le plaisir, se confondaient avec les aspirations de son âme généreuse, et se réduisaient dans la pratique au respect des bienséances sociales, qui était la grande règle de sa conduite. Tant que son amour pour Lorenzo fut la source de félicités intimes qui lui laissaient entrevoir le bonheur, sa religion, qui avait le sourire de l’espérance, était comme un hymne d’actions de grâce à la vie et à l’être mystérieux qui la dispense ; mais, en perdant ses illusions les plus chères, Beata éprouva le besoin de tous les cœurs malheureux, celui d’un ami discret et compatissant. Attirée à l’église par les convenances du monde, par le désœuvrement et le spectacle des cérémonies liturgiques qui à Venise s’accomplissaient avec beaucoup d’éclat, Beata finit par y trouver un apaisement qu’elle n’avait point soupçonné. Les prières publiques, en passant de la bouche du prêtre dans celle des fidèles, qui en répercutait les accens, communiquaient à son âme un tressaillement salutaire qui en dissipait les langueurs.

Un jour de la semaine sainte de l’année 1795, Beata se trouvait à l’église San-Geminiano, située au fond de la place Saint-Marc, en face de la basilique. Il pouvait être cinq heures du soir. Le jour déclinait, et les ténèbres envahissaient déjà les deux nefs latérales où régnait le plus grand silence. Quelques lampes disséminées çà et là dans les chapelles particulières projetaient une lumière douteuse qui ne faisait qu’accroître l’impression de recueillement qu’on y éprouvait. Il n’y avait encore que peu de monde dans l’église, lors qu’un groupe de femmes placées dans une tribune grillée derrière le grand autel se mit à chanter tout bas un cantique à la Vierge à deux parties, de l’effet le plus suave. Un autre chœur de femmes également invisibles, qui se tenaient dans une tribune semblable, du côté opposé, répondit par une antistrophe qui complétait le sens de la première. Les deux chœurs dialoguaient ainsi, et puis confondaient leurs accords, pour se séparer encore et se réunir de nouveau dans un ensemble plein de tendresse et d’onction divine ; Beata, qui était