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agenouillée sur une chaise à côté d’un gros pilier qui la dérobait à la vue, écoutait ces voix virginales en s’abandonnant à une pieuse rêverie qui n’était point dépourvue de charme. Son cœur, toujours rempli du même objet, s’appliquait naïvement le sens des paroles sacrées et se gonflait sous la pression de la douleur immortelle. — Mon Dieu ! s’écria-t-elle tout à coup, ayez aussi pitié de moi ! — En proférant ces mots entrecoupés de soupirs, Beata joignit ses deux mains, et, laissant tomber à terre son livre de prières, resta plongée pendant quelques secondes dans une sorte d’extase qui fit jaillir de son âme contristée comme un éclair furtif d’espérance et de miséricorde. Elle se levait enfin rassérénée par l’émotion qu’elle venait d’éprouver, lorsque, voulant chercher son livre de prières qu’elle ne trouvait plus sous sa main, elle aperçut Lorenzo, qui pleurait à ses côtés, pressant contre son cœur ce livre de l’éternel amour, dont il s’était emparé pendant le recueillement de Beata. Il allait s’approcher d’elle et lui parler, quand il en fut empêché par quelques personnes de la connaissance de la signora, qui la saluèrent et sortirent avec elle de l’église.

Quinze ou vingt jours après l’incident que je viens de raconter, le deux avril 1795 (car le chevalier avait fait encadrer cette date mémorable dans un médaillon qu’il portait nuit et jour suspendu à son cou), Lorenzo stationnait dans une gondole sur le Grand-Canal, presque en face de l’appartement de Beata. Il avait essayé plusieurs fois de la revoir, mais toujours inutilement, et il était encore en possession du livre de prières, qu’il devait conserver du reste jusqu’à son dernier soupir. Il était plus de deux heures du matin. La vie commençait à s’éteindre dans la métropole du plaisir et de la gaieté bruyante. Sur les lagunes silencieuses, on n’entendait plus que le clapotement des vagues endormies venant se briser contre les escaliers de marbre qui réfrénaient leur indocilité. La lune resplendissante versait sur le Canalazzo une lumière encore adoucie par un rideau de nuages mobiles qui l’escortaient comme une épousée se rendant d’un pas timide au rendez-vous nuptial. La tiédeur printanière de l’atmosphère, le silence, la nuit parsemée d’étoiles qui s’égayaient dans les profondeurs des cieux, les nombreux palais qui bordaient les deux rives surmontés de statuettes élégantes qui pro jetaient leur ombre dans les eaux du canal, quelques falots dont la pâle lumière signalait au loin le traghetto de la Piazzetta, et de l’autre côté le pont du Rialto, tout cela formait un tableau étrange et fantastique qui communiquait à l’âme je ne sais quelle impression de langueur et de mélancolie attendrissante. Lorenzo, caché dans sa gondole, avait les yeux fixés sur le balcon de Beata, qui était garni de fleurs. Il épiait le moindre mouvement et semblait avoir le pressentiment