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tout homme qui suit les modes de Longchamp un être sans cœur n’est-elle pas un peu puérile ?

Si nous ne pouvons nous empêcher de sourire chaque fois que l’auteur ramène devant nous un de ces coupables dandies, nous redevenons sérieux quand il met en scène ses vrais héros. Il aime d’une affection profonde tous les malheureux. Nul ne sait mieux que lui ce que souffre le paysan quand la récolte a manqué, quand un ouragan a dévasté le fertile vallon, et qu’il faut pourtant payer au riche padrone ou à l’avare fattore le loyer de la misérable cabane. Nul ne connaît mieux que lui les sombres quartiers de Milan où se cachent toutes les misères ; nul ne peut conter avec une émotion plus vraie les angoisses de la faim supportées l’hiver auprès d’un foyer sans feu par la pauvre veuve de l’employé, par la paysanne abandonnée de son mari, au milieu d’enfans minés par la fièvre. Dans la Madré e il Figlio, dans Rachète, par exemple, il trouve un dessin si ferme et si sobre, des touches si énergiques et si sombres, qu’il faut bien reconnaître en lui un véritable artiste, animé par un sentiment profond. Je ne connais rien de plus poignant que l’histoire des souffrances de cette pauvre Rachel luttant contre le libertinage du propriétaire de sa cabane, contre l’ivresse furieuse de son mari, et voyant mourir entre ses bras la plus jeune de ses filles, tuée par la misère pendant qu’on saisit son triste mobilier. Que manque-t-il à cette nouvelle, qui est bien près d’être un chef-d’œuvre ? Une action qui relie toutes ces scènes, séparément si émouvantes.

Cependant les héros de M. Carcano ne sont pas toujours pris parmi les déshérités du monde. Il sait appeler aussi notre compassion sur d’autres douleurs que sur la faim et le froid, et ce n’est pas alors qu’il est le moins touchant. Lisez par exemple Tecla. L’auteur nous présente d’abord le charmant tableau du bonheur domestique dont jouissent deux jeunes époux, Olivier et Tecla. On est dans les premiers jours de l’année 1848. Les signes précurseurs de la tempête commencent à se montrer. D’étranges nouvelles circulent. L’Italie verrait-elle donc enfin luire des jours meilleurs ? Olivier frémit d’espérance et d’orgueil. Tecla partage d’abord son enthousiasme ; mais elle n’a pas autant de fermeté, autant de confiance que lui. Peu à peu le doute, puis l’inquiétude et le chagrin, se glissent dans son cœur. Enfin le canon gronde, Milan est en feu, les Autrichiens sont chassés. Malheureusement cette victoire d’un jour a coûté bien du sang. Olivier a péri noblement, les armes à la main. Si femme ne fait pas parade de sa douleur, et la de robe, avec la pudeur des sentimens vrais, aux regards curieux des indifférens. Tout bonheur est à jamais perdu pour elle, et, pour que son désespoir soit plus profond, elle voit bientôt disparaître cette liberté, si chèrement achetée. Le caractère de cette noble femme est peint avec une vérité touchante, et surtout avec une sobriété et une délicatesse qui nous font sentir que l’auteur a écouté, dans cette nouvelle, son cœur plus encore que son esprit.

En somme, si parfois l’insuffisance »du plan et quelques fautes de détail gâtent certaines pages de ce livre, ces défauts sont amplement rachetés par le charme du style, la Vérité poétique des peintures et l’analyse, tantôt fine et tantôt profonde, des passions.


E. VILLETARD.


V. DE MARS.