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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 4.djvu/100

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une donnée historique sous ce conte de fée, le plus simple bon sens suffit à le reconnaître ; mais sous cette forme merveilleuse l’Hindou ne saisit qu’une chose : la puissance du grand solitaire, qui par sa malédiction transforma en bête un roi triomphant. Qu’un prince se garde bien de mépriser un brahmane et de lui mettre le pied sur la tête — telle est la moralité de ce récit. Qu’il se garde aussi de lui disputer le haut du pavé, comme nous dirions dans notre langage sans grâce ni poésie, car il lui arriverait ce qui advint au roi Saodâça de honteuse mémoire.

Le roi Saodâça avait acquis, lui aussi, beaucoup de gloire et de renommée. Un jour, étant allé à la chasse, il perça de ses flèches une foule de daims, de gazelles, de sangliers ; il s’oublia dans la forêt, et le temps du sacrifice se passait, si bien que ce prince, tourmenté par la faim et la soif, se hâtait de regagner la ville. Au milieu de la route, fort étroite en cet endroit, il se trouva face à face avec un solitaire du nom de Çaktri. « Retire-toi de ma route, lui dit le roi, » et le solitaire lui répondit pour le calmer avec une voix douce : « La route m’appartient, grand roi ! Telle est la loi éternelle. Un roi, dans toutes les circonstances où il s’agit de devoirs réglés par la loi, doit céder le pas au deux-fois-né. » Ils discutaient ainsi à propos de la route, se répondant l’un à l’autre : « Range-toi, range-toi[1] ! » Il va sans dire que le brahmane refusait obstinément de céder le pas au roi ; celui-ci, de son côté, refusait de se retirer par respect pour le solitaire, car il était fort irrité. Enfin, emporté par la colère, le prince frappa de son fouet le solitaire vénérable, qui, tout furieux aussi, s’écria en le maudissant : « Puisque tu me frappes comme si j’étais un râkchasa (un ogre), ô roi dégradé, moi qui suis un ascète, à cause de cela, à partir d’aujourd’hui, tu deviendras mangeur de chair humaine. »

La malédiction prononcée par le solitaire s’accomplit d’une façon toute naturelle, s’il faut en croire le Bhagavat-Pourâna. Le roi Saodâça ayant tué un jour à la chasse un ogre, le frère du monstre, pour venger celui-ci, prit la forme d’un cuisinier et s’établit dans le palais, où il se mit à cuire de la chair humaine[2]. Ainsi, sans le savoir, Saodâça devant anthropophage. Bien plus, ayant rencontré un pauvre brahmane qui mourait de faim, il ordonna à son cuisinier de lui porter à manger. Celui-ci « alla où sont ceux qui exécutent les gens condamnés à mort, et enleva rapidement de la chair humaine, » et après avoir arrangé convenablement un plat de cette nourriture, il l’offrit au brahmane affamé, qui pratiquait de rudes austérités et jeûnait depuis longtemps. Avec l’œil de la science divine, l’austère pénitent

  1. Mahâbhârata, vol. Ier, Adiparva, lect. 176, p. 243.
  2. Bhagavat-Pourâna, vol. III, liv. ix.