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conseil que nous te donnons : celui qui détruit les créatures émanées du créateur n’obtient pas les mondes célestes… Et ce que tu fais ne nous est pas agréable. Renonce à ce dessein criminel de détruire les mondes ; ne cause pas la mort des guerriers, nos ennemis ; renonce à cette colère qui ternit et efface l’éclat de tes austérités et ta propre splendeur. »

« — Et moi, je vous réponds, ô mes ancêtres, reprit Aorva, que le vœu fait par moi, dans ma colère, de détruire les mondes, ne peut rester sans effet. Cette promesse faite dans ma colère, je ne puis, je n’ose l’annuler. D’ailleurs cette fureur, même concentrée, brûlera les mondes comme le feu consume la forêt. Celui qui veut retenir les effets d’une colère légitime, ce mortel-là n’a plus la force d’en garantir la triple classe des êtres. Celui qui dompte les êtres indisciplinés peut cependant sauver ceux qui restent dociles. Donc que ma fureur, appliquée dans ses justes limites, se tourne seulement contre les rois qui veulent tout subjuguer !… Voyant que mes ancêtres n’avaient pu se délivrer du joug de ces rois, maîtres absolus et puissans, j’ai cru qu’il était bon de pratiquer ces rudes austérités ; de là cette colère qui m’anime, car je suis le maître des mondes… »

« — Ce feu né de la colère qui veut sortir de toi pour ruiner les mondes, répondirent les ancêtres, lâche-le dans les eaux, car les mondes reposent sur les eaux. Tous les sucs de la terre sont faits avec les eaux, et tout le monde est composé d’eau ; qu’il réside, si tu y consens, au milieu de la grande mer, ce feu de ta colère, consumant les eaux, car les mondes sont faits d’eau. » — « Et ce feu de sa colère, Aorva le lâcha dans la demeure du dieu des eaux, et celui-ci l’appliqua au grand Océan. Changé en une grande tête de cheval, — ceux qui connaissent le Véda savent bien cela, — le dieu vomit de sa bouche ce feu, et boit les eaux au milieu du grand Océan. »

La vengeance du solitaire qui ne peut pardonner aux rois le meurtre de ses aïeux et maudit les guerriers avides de conquêtes, insatiables dans leur soif du pouvoir, cette flamme de la puissance brahmanique prête à tout consumer, voilà donc qu’elle change de forme tout à coup. Le terrible solitaire disparaît après avoir lâché le feu de sa colère, et il ne reste plus que la bouche d’un volcan dont les laves brûlantes menacent de détruire la terre entière. Si l’on veut, c’est la terre elle-même toute chaude encore au sortir des cataclysmes d’une époque lointaine et sans histoire. La mer, la grande mer s’avance, qui refroidit les continens, éteint les laves, et, pénétrant jusqu’au cœur de la terre, engloutit ces foyers incandescens ; elle ne s’émeut point de ces feux sous-marins, de ces chevaux aux bouches béantes qui lancent çà et là par momens leurs jets de flammes.