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Telle est au fond l’idée de cette légende, et si je m’y suis arrêté un peu longuement, c’est qu’elle m’a paru fournir un exemple remarquable de ces traditions cosmiques semées dans les poèmes épiques de l’Inde, sans motif apparent et comme des hors-d’œuvre. Ainsi jetés à travers le récit, ces épisodes rendent intraduisibles les grandes épopées qu’ils surchargent et embarrassent ; ils arrêtent la marche de l’action principale et déroutent le lecteur, malgré l’intérêt qu’ils présentent à un autre point de vue. On ne peut dire pourtant qu’ils soient inutiles ou indignes d’être étudiés. Indépendamment des beautés du style et de la grandeur des images, ces récits ont le mérite de donner beaucoup à penser : ils s’élèvent fort au-dessus, de la fable proprement dite par leurs qualités, et même par leurs défauts. Leur défaut le plus ordinaire, ce serait cette exubérance de fantaisie et d’imagination à laquelle obéissent les poètes indiens, et qui les porte à placer un drame, à faire agir des personnages à travers le temps et l’espace, sans aucun souci de la réalité, dès qu’un cadre se présente à leurs yeux. Ainsi la lutte des brahmanes contre les guerriers ne peut être d’aucune manière contemporaine de la lutte des deux élémens, l’eau et le feu ; tout au plus en serait-elle l’image et comme la suite. Prenons-la sous la forme où elle se présente ici, et nous y trouverons une allusion à un fait historique. Le mystérieux personnage nommé Bhrigou, aïeul des brahmanes pillés et tués par les rois, passe pour avoir été le premier législateur des Indiens. Il enseigna aussi aux hommes le véda de l’arc, c’est-à-dire l’art de combattre selon la mode du temps. Cette science, les guerriers la pratiquèrent avec ardeur, avec une supériorité qui les rendit fiers, orgueilleux, et finalement plus forts que les brahmanes, fils de Bhrigou. Ceux-ci en vinrent à regretter le don fatal de la science des armes, que leur aïeul avait enseignée au monde, et qui était devenue l’héritage exclusif des rois. Ils s’en vengèrent par la malédiction lancée contre les guerriers, par des conspirations contre les princes rebelles à leurs enseignemens, par la poésie même, dont ils se firent une arme terrible, car ils surent s’en servir toujours pour exalter leur puissance aux dépens de celle de leurs rivaux.

Ainsi s’altéra et s’obscurcit dans l’Inde l’histoire des choses et celle des hommes. La fable, traitée avec un art admirable, fut comme un grand fleuve où l’on vit rouler confusément ce que les Aryens savaient touchant la création, les premiers âges du monde, et les faits les plus importans de leurs annales. L’action demeura subordonnée à la pensée ; l’homme, le roi, le héros, s’absorbèrent dans l’humanité, à peine distincte de la collection des êtres organisés qui peuplent la terre, le ciel et les eaux, presque identifiée avec ce monde mobile et immobile qui est sorti de Brahma au jour de la création, et qui