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il y avait à l’académie des érudits de premier ordre, tels que M. Ferdinand Wolf et M. de Karajan ; mais tous ces hommes, les poètes surtout, semblaient isolés et perdus au milieu d’une société indolente et affamée de plaisirs. Anastasius Grün ne se disait poète viennois que pour avoir le droit de parler à ses concitoyens et de protester contre la direction politique du pays ; en réalité, par la grâce de l’imagination, par l’énergie et la franchise du langage, il appartenait, ainsi que Maurice Hartmann, au groupe des chanteurs souabes, tandis que Nicolas Lenau, par la sombre ardeur de sa pensée, se rattachait manifestement à la poésie du Nord. Quant à Grillparzer, osait-on jouer seulement ses drames, l’Aïeule, Sapho, la Toison d’Or, Ottocar, repris tout récemment avec un légitime succès ? Encore une fois, ces poètes étaient isolés au milieu du matérialisme de l’Autriche. Nicolas Lenau devenait fou, Anastasius Grün se réfugiait comme un aigle blessé dans les montagnes du Tyrol, et le vieux Grillparzer, triste et taciturne, avait besoin de toute la noblesse de son âme pour ne pas tomber dans la misanthropie. Point de mouvement autour d’eux, point de public pour les entendre, la presse n’existait pas ; voudrait-on donner ce titre à ces feuilles ridicules qui ne contenaient que les nouvelles du jour, l’arrivée ou le départ d’un archiduc, l’annonce d’un concert de Strauss, et d’insupportables bouffonneries tristement imitées de nos petits journaux ? Aujourd’hui il y a une presse sérieuse, il y a des journaux qui parlent un langage élevé et qui trouvent des lecteurs ; un public nouveau a fait son avènement. C’est merveille de voir comme ce public, si insouciant naguère, a été renouvelé par la révolution et façonné aux occupations viriles. Il ne s’enferme plus dans l’étroit horizon de la ville et des faubourgs, il sait que l’Allemagne existe, et il se préoccupe des destinées de l’Allemagne ; il sait que l’Europe accomplit de grandes choses, et il a l’ambition de jouer un rôle en Europe. Autrefois les promenades du Prater, les courses dans les montagnes, la table, la danse, la musique enivrante et sensuelle, en un mot l’art de jouir, l’art de se divertir à toute heure, c’était l’unique affaire des Viennois. Comme les épreuves de 1848 ont métamorphosé le bon peuple du prince de Metternich ! Je le dis très sérieusement : il a appris à lire et à écrire.

Voici un symptôme plus intéressant encore : ce n’est pas seulement le peuple qui se transforme par un progrès spontané du siècle ; les hommes d’état eux-mêmes encouragent ce travail de l’opinion. Il y a deux ministres, — le ministre de l’intérieur, M. le baron de Bach, et le ministre de l’instruction publique, M. le comte Léo de Thun, — qui rivalisent d’ardeur pour susciter une littérature autrichienne. M. le baron de Bach et M. le comte de Thun ont plus d’une