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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 4.djvu/156

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hâte de l’expliquer, car j’entre ainsi dans mon récit, et le lecteur, qui pourrait fort bien ne pas s’intéresser aux deux embryons de mégères que j’ai mis sous ses yeux, ne leur refusera pas du moins sa curiosité, si derrière leurs querelles il aperçoit quelques aspects trop significatifs de la vie de famille telle qu’elle a été jusqu’ici sous la législation musulmane.

Le père des deux jeunes filles, ce Mustapha qui avait longtemps commandé en maître dans le harem de Kadi-Keui, était un riche et puissant seigneur, un déeé-bey de l’Asie-Mineure, un de ces personnages qui renouvelaient sur le territoire turc, il y a environ trente ans et à notre insu, les luttes du moyen âge européen et féodal, armant leurs vassaux contre leur souverain, refusant à celui-ci le paiement du tribut et mettant sans cesse en question l’existence et l’intégrité du pouvoir central. Les troubles d’Anatolie restèrent ignorés de l’Europe, bien qu’ils eussent pu occuper son attention au même titre que la révolution grecque et les tentatives du pacha d’Égypte pour se créer un empire indépendant. Plusieurs années se succédèrent durant lesquelles l’Anatolie fut sillonnée de bandes insurrectionnelles. Les troupes impériales durent reconquérir pied à pied sur la révolte tous les points du territoire jadis occupé par les Osmanlis. Mustapha-Bey, le père d’Anifé et de Sara, avait eu sous ses ordres environ trente mille hommes d’infanterie et de cavalerie. Maître d’une artillerie formidable, il avait défendu plusieurs villes fortifiées qui le considéraient comme leur souverain légitime. Il s’était enrichi à ce métier, cela va sans dire, car il l’eût abandonné bien vite s’il n’y eût pas trouvé de gros bénéfices. Mustapha-Bey avait une écurie magnifiquement montée, et presque autant de femmes que de chevaux. Les mères d’Anifé et de Sarah, — la blonde Fatma et la brune Maleka, — figuraient au premier rang parmi celles-ci. À laquelle des deux donnait-il la préférence ? Quoi qu’en aient dit les deux petites filles, je répondrais volontiers : À aucune, c’est-à-dire que l’une et l’autre tenaient à peu près la même place dans l’affection du maître. — Maleka avait bien quelques années de moins et quelques charmes de plus que Fatma ; mais Fatma avait pour elle l’habitude, et le charme de ses traits, malgré la date un peu ancienne de son mariage, n’avait pas entièrement disparu.

Que manquait-il donc à Mustapha ? Jeune, beau et satisfait dans son ambition, disposant de forces considérables, entouré de courtisans et de flatteurs, époux de deux femmes charmantes, maître d’un harem de choix et père de plusieurs beaux enfans, Mustapha pouvait se croire le personnage le plus heureux de toute l’Asie-Mineure, si son bonheur n’eût reposé sur une base des plus fragiles. Une armée un peu plus nombreuse que celle dont il avait si souvent triomphé,