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vide la plupart des causes portées devant les tribunaux turcs en déférant tour à tour le serment à l’accusateur et à l’accusé. Le bon kadi ne songeait pas qu’il avait à faire à une Grecque et non à une musulmane. Il crut toucher à la solution du mystère en s’écriant : — Eh bien ! jure ! — Je jure, dit aussitôt la vieille. — Non, non, pas ainsi, mets la main sur ce livre, reprit le kadi en tirant de sa poche un petit volume qui contenait le Koran, et répète mot à mot la formule de serment que je vais te dicter. — Si la vieille eût juré, tout était dit, et le kadi n’eût pas poussé l’enquête plus loin : elle hésita, non pas qu’elle reculât devant un faux serment, mais seulement parce qu’elle craignait de se compromettre en portant une main profane sur le livre sacré des musulmans. Elle eût préféré jurer sur l’Évangile. Ce moment d’hésitation donna au kadi le temps de se raviser. — Malheureuse ! s’écria-t-il, tu allais répéter les mots divins du Koran, et tu n’es qu’une chrétienne ! — Et il se hâta de replacer le Koran dans sa poche, comme s’il eût craint d’en ternir la pureté en l’exposant plus longtemps aux yeux d’une infidèle. — Tu ne peux pas jurer, dit-il, lorsqu’il eut mis son livre à l’abri de toute souillure, et il faut que je parvienne à la découverte de la vérité par d’autres moyens…

Le kadi procéda ensuite à un long interrogatoire dont la vieille Grecque se tira tant bien que mal. Elle ne parvint pas à détruire les soupçons du juge, mais elle évita de rien dire qui pût les changer en certitude. Elle protesta à plusieurs reprises qu’elle était innocente de tout meurtre, et elle fit cette protestation avec un tel accent de vérité, que le juge, appréciateur exercé des accens divers avec lesquels un accusé proteste de son innocence, demeura convaincu que son petit-fils n’avait pas été assassiné, et partant qu’il vivait encore. Cette pensée lui inspira des ménagemens, car si le petit vivait, il était au pouvoir de la vieille, et il devenait dès-lors dangereux de la pousser à bout. Désespérant de lui arracher des aveux plus complets : — Femme, lui dit-il, tu es trop rusée pour laisser échapper ton secret, mais tu ne l’es pas assez pour me donner à croire que tu n’en as pas un. Deux choses sont possibles, et je ne négligerai rien pour découvrir laquelle est la véritable : tu as caché mon petit-fils, ou tu l’as tué. Dans le premier cas, ton traitement à venir dépendra de celui que tu lui auras fait subir. S’il a été traité avec les égards dus à sa naissance, ton crime, quoique énorme, te sera pardonné ; moi, qui suis musulman, je m’y engage par serment sur ce livre sacré. (Et il mit la main sur le Koran qui était dans sa poche.) Si au contraire mon petit-fils a péri, tu mourras de la mort des sorcières, c’est-à-dire que tu seras empalée toute vivante. Maintenant je te laisse réfléchir au sort qui t’est réservé : ta vie pour celle de mon enfant !