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qui pour son compte personnel était libéral jusqu’à la profusion, avait supposé, jugeant les autres d’après lui-même, qu’une assemblée des notables, composée à peu près exclusivement de membres des ordres privilégiés, serait flattée de la confiance qu’on lui témoignerait en la choisissant pour arbitre dans une circonstance où il s’agissait de réduire les effets du privilège. Calonne se trompait grossièrement dans ses calculs. S’il eût pris la peine de parcourir l’histoire de France, il aurait su qu’en ce pays constamment les privilégiés, en quelque genre que ce soit, se montrent intraitables, entichés des droits dont ils se croient investis, et il aurait prévu que les notables, esclaves des préjugés des ordres parmi lesquels ils auraient été pris[1], lui contesteraient obstinément les changemens qu’il aurait proposés.

La composition même des notables avait l’inconvénient grave de blesser le tiers-état, qui avait la conscience de sa valeur propre et le sentiment de ses droits, de par les règles de l’équité générale et de par sa propre force aussi bien qu’en vertu des antiques lois de la monarchie. L’opinion se répandait parmi la bourgeoisie que le moment était enfin venu où elle serait comptée pour beaucoup dans l’état. Les idées qu’avait rapportées du Nouveau-Monde l’armée française envoyée pour soutenir les États-Unis dans la lutte de l’indépendance s’étaient propagées dans le pays ; elles militaient en faveur de la bourgeoisie, et redoublaient son assurance. Si Calonne s’était assuré du concours du tiers-état, il eût pu exercer sur les notables une pression à laquelle il eût fallu que les plus récalcitrans se rendissent ; mais au lieu de l’assistance de cet ordre, devenu si puissant, on se mettait dans le cas d’avoir son hostilité, du moment qu’on l’excluait à peu près complètement de l’assemblée chargée de prononcer sur des intérêts qui étaient les siens non moins que ceux des privilégiés. Quoique la politique mette principalement en jeu ce qu’il y a de plus mobile et de moins matériel dans l’homme, les opinions et les sentimens, elle reconnaît des règles qui semblent empruntées à la mécanique des corps inertes et bruts : il faut savoir employer à point les forces que la société présente, et l’art de l’homme d’état consiste à les faire converger vers l’objet qu’il se propose. Calonne au contraire avait mis contre lui tout à la fois, par la composition de l’assemblée des notables et

  1. La liste des notables, qui furent choisis par la couronne, se composa de 144 noms qui se répartissaient ainsi : princes de la famille royale et princes du sang 7, archevêques et évêques 14, ducs et pairs, maréchaux de France, gentilshommes 36, conseillers d’état et maîtres des requêtes 12, premiers présidens, procureurs-généraux des cours souveraines et autres magistrats 38, députés des pays d’états 12, dont 4 appartenaient au clergé, 6 à la noblesse, 2 au tiers-état, officiers municipaux 25 ; mais dans les 27 membres qui représentaient le tiers-état, il n’y en avait que 6 ou 7 qui ne fussent pas des nobles ou des anoblis.