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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 4.djvu/269

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encore par le négoce, est par cela même d’une caste inférieure, une sorte d’usurier qui s’enrichit de la misère publique.

En admettant que l’erreur de Cicéron fût fort excusable de son temps, elle n’est plus soutenable dans les temps modernes. En agrandissant sa sphère d’activité, le commerce a agrandi son importance politique et sa richesse ; c’est par la richesse même que les mœurs commerciales se sont épurées, selon l’observation de M. Mollien[1], car, dit-il, le commerce moderne a eu surtout besoin de pratiquer la prévoyance, celle de toutes les facultés humaines qui donne les meilleurs conseils de morale, et il n’a pas tardé à reconnaître que la meilleure condition de chaque échange devait être d’offrir des avantages aux deux contractans, qu’il fallait conséquemment n’y chercher que des profits modérés, les seuls qui puissent se renouveler souvent entre les mêmes hommes, qu’en un mot la réciprocité était la première, la meilleure condition des transactions. De là cette fidélité dans les engagemens, ce respect pour les promesses même orales, cette ponctualité dans les paiemens, cette prompte confiance entre des hommes inconnus l’un à l’autre et séparés par de grandes distances, enfin ces qualités morales qui, à l’époque où M. Mollien s’est trouvé en présence du premier consul, recommandaient, depuis plus d’un siècle et demi, les négocians éclairés des principales places de l’Europe. Il en est résulté chez les commerçans une espèce de point d’honneur qui place, au milieu de la société européenne, les commerçans et les capitalistes à un niveau infiniment supérieur à celui qu’ils pouvaient revendiquer dans la société romaine. C’est ce que Napoléon aurait senti, s’il eût appliqué la force de sa grande intelligence à étudier cet aspect de la civilisation moderne.

Entré au contraire dans le courant des idées romaines avec l’impétueuse vigueur qui lui était propre, on comprend que Napoléon ait fréquemment fait voir qu’il avait en estime médiocre la classe des capitalistes et des commerçans. Quand il veut montrer au financier Ouvrard combien il a peu d’estime pour les arrangemens que celui-ci a négociés avec la cour de Madrid, il lui dit avec un geste de dédain : « Vous avez rabaissé la royauté au niveau du commerce. » Dans quelques-unes de ses lettres à M. Mollien, on aperçoit cette préoccupation qu’aucun des actes de son gouvernement ne doit ressembler de près ou de loin à des opérations commerciales, et c’est une des raisons pour lesquelles M. Mollien, dans sa prudence avisée, s’entoure de précautions lorsqu’il veut introduire dans la comptabilité publique la méthode que le commerce à découverte,

  1. Mémoires d’un Ministre du trésor public, t. III, p. 296.