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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 4.djvu/310

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s’opposait à l’exécution d’un plan d’attaque fort ingénieux, rien, pas même la conscience de Maleka, car la pruderie des lois occidentales peut appeler, si bon lui semble, un pareil acte du nom de faux ; Maleka n’en prenait aucun souci. Elle se disait au contraire qu’Ismaïl avait certainement reçu d’elle cet argent, et qu’en fabriquant cette reconnaissance au nom de son mari, elle ne faisait que ce qu’il eût dû faire. Aussi, après avoir rédigé une reconnaissance pour la somme de cent quinze mille piastres, elle manda deux de ses fermiers, et leur ayant présenté la déclaration signée Ismaïl, elle les pria d’affirmer par écrit qu’ils avaient été présens lorsqu’Ismaïl avait apposé son cachet. « C’est une formalité, leur dit-elle, que mon mari a oublié de remplir dans le temps, et il désire maintenant réparer cet oubli. » Elle faisait jouer à ce moment entre ses doigts deux petites pièces d’or sur lesquelles les yeux des témoins étaient fixés, comme les yeux du petit oiseau demeurent attachés sur ceux du serpent qui le fascine. Ils signèrent, reçurent leur salaire, remercièrent et se retirèrent le cœur aussi léger et aussi joyeux que s’ils venaient de recevoir un prix de vertu. À ceux qui trouveront cette conduite extraordinaire, invraisemblable, repoussante, je dirai qu’il faut tenir compte de l’influence des mœurs d’un pays Sur le développement du sentiment moral. Les faux témoins se tiennent en Asie devant les portes des tribunaux, prêts à y entrer pour porter le témoignage qu’un plaideur leur achètera. Personne, ni musulman ni chrétien, n’est embarrassé de se procurer de faux témoins parmi ses propres coreligionnaires, ni honteux d’avoir besoin de leur appui. Quoi qu’il-en soit, Maleka ne pensait pas commettre une indélicatesse en faisant affirmer une chose vraie par des gens qui n’en savaient rien, et les témoins ne se reprochaient point de faire ce qu’on faisait autour d’eux tous les jours.

Maleka avait calculé combien de temps il faudrait à Ismaïl pour épuiser le petit trésor apporté par Anifé. Elle avait à Constantinople de puissans amis dont elle entretenait le souvenir par l’envoi de quelque riche fourrure d’Anatolie, de certains melons que l’on conserve pendant tout l’hiver, et de ces boîtes de confitures que les femmes d’Asie-Mineure confectionnent à merveille. Pour entamer et mener à bonne fin un procès comme celui qu’elle se préparait à intenter à Ismaïl, elle avait besoin de protections et d’argent. Sûre de pouvoir compter sur de puissans protecteurs, elle s’occupa activement d’amasser beaucoup d’argent. Elle tondit ses chèvres et ses moutons, vendit à l’avance deux années de sa récolte, sans s’inquiéter des moyens de labourer et d’ensemencer ses terres ; elle se défit de ses jumens poulinières, de ses buffles, de ses vaches ; enfin elle mangea, comme on dit, son blé en herbe : la partie engagée valait bien ces sacrifices. Munie enfin de la déclaration des fermiers, elle